Russie : Une énigme policière pour Medvedev

Lorsqu'on a appris mercredi l'assassinat de la militante russe des droits de l'homme Natalia Estemirova, il n'a pas fallu longtemps au président Dmitri Medvedev pour présenter ses condoléances à sa famille et désigner une commission d'enquête sur un crime qui a reçu une large couverture des médias internationaux. Mais n'était-ce qu'une réaction destinée à éviter la réédition du fiasco de la communication sur l'affaire Politkovskaïa ? Dans l'arène des médias domestiques, la couverture n'a pas été  comparable, ce qui a provoqué colère, résignation et accusations d'hypocrisie de la part des blogueurs libéraux de Russie. Cependant, à regarder le tableau de plus loin, d'autres voient dans l'affaire Estemirova un signe annonciateur de nouveaux problèmes en vue pour la  tandemocratie Poutine-Medvedev et croient que M.Medvedev a réagi à l'assassinat avec une inquiétude et une préoccupation sincères.

Putin-Medvedev

La première question, et la plus évidente, pour tous ceux qui sont émus par l'assassinat de l'une des plus éminentes parmi les défenseurs des droits de l'homme en Russie, c'est : Qui a pu commettre un acte aussi odieux ?

Les doigts se sont pointés à la fois vers MM. Poutine et Kadyrov, avec pour effet que le président tchétchène a menacé de poursuivre en justice l'organisation d'Estemirova, Memorial, pour diffamation. Mais la question demeure : qui étaient les assassins, et qui étaient les commanditaires ?

L'utilisateur LJ Andrei Naliotov reste dubitatif sur [russe] le personnage de l'assassin, par opposition à celui d'Estemirova:

Je n'arrive pas à comprendre quel genre d'individu il faut être pour tirer sur un médecin qui se hâte pour soigner les malades ou les blessés, sur un prêtre qui prie pour sauver les âmes, sur un défenseur des droits de l'homme, qui arrache les gens à la misère ? Je connaissais Natalia Estemirova. La première fois que je lui ai parlé, j'ai été étonné par son courage : défier le pouvoir dans la Tchétchénie totalitaire d'aujourd'hui, le faire en habitant Grozny – nécessite le plus grand des courages. Mais se tenir du côté de la vérité et sauver les gens, voilà ce qui lui importait plus que tout. “Il n'y a pas de village qui n'ait son Juste.” Natalia était la Juste de la Tchétchénie. Que sa mémoire vive éternellement.

Si la déclaration du président Medvedev sur le meurtre a pu lui épargner les répercussions internationales, les réactions ont été rares dans les médias russes, et l'utilisateur LJ tupikin rend compte de [russe] de ses propres sentiments et de la négligence des autres à couvrir l'affaire :

Presque toute la journée s'est passée sous l'empire de la couleur noire. Pour commencer, la conférence de presse sur l'enlèvement et le meurtre, hier, de la défenseure des droits de l'homme à Grozny, Natalia Estemirova (à en juger par les commentaires sur mon billet – un seul et unique – on pourrait croire que cela n'intéresse que les sites web anti-Kremlin, tandis qu'aucun de mes meilleurs amis n'a montré le moindre intérêt). Dites-moi, honnêtement, pensez-vous que les défenseurs des droits de l'homme sont fous ? Ou plutôt, qu'ils sont prédestinés à mourir ? C'est vrai, la conférence de presse a rassemblé 60 journalistes, y compris dix caméras de télévision. Quand Ludmila Alexeïeva, présidente du groupe Helsinki de Moscou, a demandé aux journalistes nationaux [c. à d. russes] de lever la main, il s'est avéré qu'il n'y en avait pas plus de 15. La nouvelle, qui a fait le tour des médias mondiaux, est reçue, ici dans notre pays, avec un stoïcisme stupéfiant, comme s'il ne pouvait simplement pas en être autrement. Vraiment, ce n'est pas 60, mais 160 journalistes qui auraient dû venir… Oui, ce n'est pas un quelconque autre pays, c'est bien le nôtre. [—] et Ludmila Alexeïeva a alors ajouté qu'il y avait deux coupables – Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine. [—] Je ne sais pas si les lecteurs silencieux de mon blog sur LJ comprennent que ceci est une sensation absolument russe [—] que deux des responsables au plus haut niveau de l'Etat soient désignés comme complices d'un assassinat politique devant des caméras de télévision et des dizaines de journalistes.La terre ne s'est pas entr'ouverte, le silence s'est seulement épaissi. En tapant ces mots sur le clavier de mon vieil ordinateur, j'avais l'impression que chaque frôlement de mes doigts sur les touches pour former les lettres était comme le tintement de la cloche du Tsar

Medvedev-Kadyrov
Se tournant vers les ramifications politiques de cet assassinat, il y a des blogueurs qui soulignent à quel point l'affaire Estemirova tombe mal pour M. Medvedev, alourdissant peut-être une présumée campagne de politique intérieure visant à saper le pouvoir et la légitimité du président. C'est ainsi que l'utilisatrice LJ user anaitiss écrit [russe]:

C'est le deuxième assassinat politique du mandat présidentiel de Medvedev. Qui plus est, immédiatement après la visite d'Obama. En outre, juste après l'échec de la provocation avec “Medvedev saoûl” au [sommet du] G 8. Et ensuite, pour ne pas se leurrer, dans une région où les coupables ne sont jamais retrouvés, même si nous savons tous ce que chacun pense. Et aussi, au moment exact où l'Amérique, incarnée par Obama, a laissé tomber les révolutionnaires locaux (comme ils l'écrivent eux-mêmes [NdT: en anglais]). Et comment, qu'on les a abandonnés ! Et ça, après avoir formé le comité McFaul-Surkov [un groupe de travail américano-russe sur les droits de l'homme]. Ils n'ont qu'à décrire Medvedev comme “un tyran sanguinaire, qui piétine la justice”, vraiment c'est ce qu'il faut. Pour faire en sorte que tout dialogue entre l'Occident et nous devienne impossible. “La deuxième Politkovskaïa” est un scénario idéal, il faut le reconnaître. Et en plus, dans le Caucase.

Les droits de l'homme et le mépris de la loi sont des sujets de grande préoccupation pour le président russe – qui est avocat de profession. Après un peu plus d'un an de fonctions, retourner la tendance sur le règne de la loi semble un pré-requis pour que Medvedev puisse efficacement exercer le pouvoir au moment où la Russie subit une récession économique telle qu'elle n'en a pas connu depuis la crise financière de 1998. Même si c'est un truisme, il suffit de rappeler que Poutine, en 2001 – soit au bout d'un an et demi de son premier mandat présidentiel – n'était pas la source incontestée de pouvoir et d'autorité qui a marqué les dernières années de son règne. On ne peut donc en attendre autant de Medvedev. Dans un récent débat sur le règne de la loi et les droits de l'homme, publié sur son blog [russe], Medvedev a caractérisé comme suit le problème du non-respect de la loi en Russie :

MEDVEDEV: Vous avez parlé du non-respect massif de la loi. C'est un fait que nous vivons dans un pays qui a une relation très compliquée à la loi [—] et une [attitude] très détendue et tolérante vis à vis de l'illégalité. Mais ce n'est pas un secret que l'on doit pouvoir lutter pour la justice. Nous n'avons pas de culture de lutte pour la justice, c'est ainsi. [—] Comment y remédier ? Nous nous tournons d'abord vers un quelconque bureaucrate – une fois, deux fois, sans aucun résultat. Ensuite, nous nous tournons vers les média, comme une source alternative de pouvoir, mais s'il n'y a pas d'effet, à qui allons-nous écrire des lettres ?
REPONSE : A vous.
MEDVEDEV: A moi. C'est tout à fait exact. Voilà donc la voie hiérarchique pour défendre les droits humains.
REPONSE : Ensuite on se tourne vers Strasbourg [la Cour Européenne des Droits de l'Homme].

La dernière remarque illustre le dilemme de Medvedev, lorsqu'il est confronté à l'assassinat d'Estemirova, et à l'absence générale de respect de la loi dans la Russie actuelle. En matière de droits de l'homme et d'autorité de la loi, le Président de la Fédération de Russie ne semble pas être l'autorité suprême et le garant de la constitution. C'est vers Strasbourg que les citoyens russes se tournent en dernier ressort lorsque leur propre système judiciaire échoue à protéger leurs droits constitutionnels.

Par conséquent, réinstaurer la loi et l'ordre s'affirme comme une question cruciale de crédibilité pour le président Medvedev, et plus encore comme un test décisif de sa propre capacité à exercer le pouvoir dont il a été investi. A en juger d'après les idées de Medvedev, et celles de certains blogueurs, le respect de la loi est aussi un des problèmes majeurs de la Russie d'aujourd'hui, en ce qu'elle touche la ligne très mince de l'habileté politique – le point d'équilibre entre la continuité et le changement, la stabilité et le progrès. Si ce meurtre n'est sans doute pas un mystère aux yeux de la plupart, pour Medvedev, le mystère, c'est la façon dont il va le résoudre, comme partie intégrante du manque général de respect des Russes pour la loi.

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