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Amériques : Un Mémorial virtuel pour 72 migrants victimes d'un massacre

Catégories: Amérique latine, Brésil, Equateur, Honduras, Mexique, Salvador, Arts et Culture, Cyber-activisme, Droits humains, Médias citoyens, Technologie

Pendant que j'étais  étudiante en maitrise à l'Université de Chicago, j'ai eu le plaisir d'étudier avec la journaliste et mémorialiste Alma Guillermoprieto. Ce billet est basé sur une interview que j'ai eue avec Alma Guillermoprieto en Octobre 2010.

[Liens en espagnol ou en anglais] Dès le début de sa carrière Alma Guillermoprieto [1] a atteint une réputation mondiale pour ses méthodes d'investigation novatrices sur le massacre [2]de El Mozote [2] en 1981 [2], au Salvador, au cours duquel huit cents paysans furent massacrés par l'armée salvadorienne pendant la guerre civile nationale. Au cours des trente dernières années, elle a écrit pour des journaux  comme le Washington Post, le New Yorker et le New York Review of Books, sur tous les leaders latino-américains de Fidel Castro [3] à Carlos Salinas [4] et à ceux des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC [5]).

C'est une narratrice de l'ancienne école,  et une journaliste qui dit qu'elle n'a pas de “vie sur Internet”. Mais au cours des deux derniers mois, elle a dirigé un projet en ligne sur le massacre de 72 migrants qui a eu lieu dans l'état mexicain de Tamaulipas en aout dernier.

72 Migrantes [6] est un “autel virtuel” à la mémoire des migrants massacrés.

[7]

Logo réalisé par le designer du site Daniel Castrejon

Comme des milliers avant eux, ces hommes et ces femmes ont quitté leurs maisons en Équateur, au Salvador, Guatemala, Honduras et au Brésil pour aller chercher du travail aux États-Unis. Mais leur voyage s'est terminé dans un hangar,  à une centaine de kilomètres de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, où 72 corps ont été retrouvés le 23 aout. La plupart avaient été tués d'une balle à l'arrière de la tête. Parmi les quatre survivants, seulement un a donné des détails sur le massacre. Trente victimes sont restées sans identification.

Quand ce massacre a éclaté au grand jour, Alma  Guillermoprieto a contacté Mme Lolita Bosch, la directrice de Nuestra Aparente Rendición [8], un forum en ligne d'artistes et d'intellectuels qui travaillent au Mexique ou bien en proviennent et sont consternés par ce qu'ils voient se passer dans le pays. A travers le site et des contacts personnels, ils ont réunis un groupe d'écrivains, leur demandant d'écrire sur chacune des victimes. Sur Nuestra Mirada [9], un site web pour les photo-journalistes de l'Amérique latine, un appel a été lancé pour collecter des photos des migrants. En quelques semaines, des écrivains, des photographes et des web-designers ont offert leur temps et leurs compétences pour créer 72migrantes.com.

“Nous voulions créer quelque chose qui atteindrait les familles des victimes” dit  Alma Guillermoprieto “et pour élever un autel à l'occasion du Jour des morts [2 novembre].”

“Sur un autel réel, vous restituez aux victimes leur  visage en y mettant leurs photos. Vous leur permettez de vivre encore à travers la mémoire”.

Elle attire l’attention sur les différents aspects de 72 Migrantes, en expliquant que chaque partie du site correspond à un moment différent de l’expérience faite en visitant les autels des personnes que l’on aime « en 3-D » (dans la vie réelle). A l’occasion du Jour des morts [10], on visite [au Mexique] les autels de ceux que l’on aime ; on chante en mémoire des disparus, on leur laisse des fleurs et on partage la nourriture avec eux.

Sur le site du Mémorial 72 Migrantes, on peut écouter de la musique pour les disparus (il suffit de cliquer sur ‘descargar canciones [11]’) [télécharger de la musique], laisser une icône de rose (cliquer sur ‘dejar una rosa [12]’) [déposer une rose] et partager de la nourriture avec des migrants vivants en faisant une donation [en cliquant sur ‘donaciones [13]’) [faire un don]. Les dons sont envoyés directement au père Alejandro Solalinde de Hermanos en el Camino [14] [Frères de marche], une organisation religieuse qui fournit de la nourriture, un abri et du soutien aux migrants et aux victimes de kidnappings ou menacées par les trafiquants de drogues et d'êtres humains au Mexique.

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Photo de Edu Ponces, de la collection publiée sur 72migrantes.com

La pièce centrale de 72 Migrantes est une collection de narrations et des photos, une pour chaque victime. Les auteurs (dont Elena Poniatowska [16], Jorge Volpi [17] et Juan Villoro [18]) ont écrit des notes biographiques sur les victimes en cherchant des informations sur elles, souvent fournies par leurs parents et amis. Mais la plupart des familles des migrants ont eu trop peur pour s'identifier publiquement. De nombreux auteurs, disposant de bien peu au delà d'un nom, ont écrit des textes qui se situent quelque part entre la nécrologie et le témoignage. D'autres ont choisi d'écrire la biographie de l'inconnu en imaginant les conditions de vie de ses semblables.

“Les personnes qui m'intéressent le plus,” dit Alma Guillermoprieto, “ce sont celles qui ont été privés même de leur nom dans cette horrible histoire.”

“Je n'ai pas encore l'ombre d'un soupçon sur qui a commis ce massacre,” dit-elle. Le seul témoin qui s'est présenté a révélé que les tueurs se sont identifiés comme des membres de Zetas [19], le gang de narco-traffiquants notoirement le plus violent du Mexique. Alma Guillermoprieto décrit les scènes de crime que les membres de Zetas ont laissé dans le passé comme “violentes et sanglantes”. Elle n'est pas très convaincue par l'attribution de ces atrocités à Zetas, et soutient que le modus operandi clair et “propre” de ce massacre de Tamaulipas était inhabituel pour cette organisation.

En tant que Mexicaine, Mme Guillermoprieto dit que le massacre a provoqué chez elle un sentiment de honte “que ces soixante-douze personnes aient été massacrées au Mexique par des Mexicains.” Elle dit que, en réponse, elle voulait créer quelque chose qui porterait témoignage de ce crime et à la mémoire des victimes. Et elle voulait créer un lieu où les Mexicains et tout un chacun aux Amériques pourrait venir pour prier et s'asseoir, virtuellement, avec les disparus.