Russie : la propagande raciste dans les médias d'état

Deux résidents d'un "ghetto africain" ? Photo Ilya Varlamov/zyalt.livejournal.com, utilisée avec sa permission.

Le stylo est-il vraiment plus puissant que l'épée ? Ou, à l'époque actuelle, le clavier serait-il plus terrible que le fusil d'assaut à visée laser ? Sous certains aspects, la réponse est oui. Pour ceux qui cherchent à attiser les passions, discréditer un individu, ou tout simplement remodeler le débat, de puissants intérêts ont souvent évité la coercition et à la place inventé des histoires fausses ou trompeuses dans la presse afin de manipuler l'opinion publique. Il suffit de le demander aux militaires des États-Unis. En 2005, le Pentagone, désireux de se concilier les cœurs et les esprits du peuple irakien, a déversé des millions de dollars sur des journaux irakiens pour s'assurer la publication d'articles pro-américains.

Ces techniques de désinformation et de manipulation sont particulièrement répandues à travers la Russie. S'appuyant sur une riche tradition de la “technologie politique” affinée par l'Etat policier durant la période tant tsariste que soviétique, la publication d'histoires payées (vbros) est  maintenant monnaie courante dans les médias russes, avec des objectifs politiques spécifiques. Le jeu de fumées et de miroirs qui caractérisent la vie publique en Russie sont souvent incroyablement difficiles à déchiffrer pour un étranger. Considérons, par exemple, la récente disparition de Mikhaïl Prokhorov leader du parti Juste Cause : de nombreuses hypothèses sont possibles, y compris le fait que le tout pourrait avoir été orchestré depuis le début. Il n'est pas étonnant que les kremlinologues se trompent si souvent !

Un exemple récent de ce phénomène suggère qu'il  va beaucoup plus loin que la publication de photos de politiciens au lit avec des prostituées ou de fausses informations de décès de candidats à la veille d'une élection. Jeudi dernier, Xenia Krikheli de Vesti FM – une journaliste  qui couvre habituellement les affaires locales comme les écoles – a publié un article [en russe] sur un petit quartier de la banlieue de Moscou à Lioubertsy appelé Krasnaïa Gorka. Dans un article plein de stéréotypes raciaux et d'insinuations, Mme Krikheli raconte que les résidents locaux vivent dans la peur que leur banlieue tranquille se transforme en un «ghetto africain» envahi par un afflux de migrants africains indisciplinés, violents et obsédés par le sexe. Mme Krikheli a décrit une population «locale» incapable de dormir et effrayée de s'aventurer dans les rues la nuit à cause des tambours africains, de la prostitution africaine (des femmes qui demanderaient “3 roubles pour le sexe»), et d'autres activités criminelles.

Cet article – qui s'est répandu à travers les médias russes en ligne – a été suivi d'un autre, dans lequel Mme Krikheli, se dépeignant clairement comme une journaliste d'investigation qui cherche à trouver la vérité – a décrit sa visite à un poste de police où un certain nombre de migrants africains étaient détenus (suite à son article, songeait-elle). Elle avait alors affirmé :

Не исключаю, помешала сотрудникам полиции еще и потому, что в участок на роскошном “Лексусе” как раз приехал африканский босс, видимо, выручать собратьев из плена. Уже возникли какие-то договоренности, и мой визит совсем некстати.
Сотрудник полиции говорит африканцу: “Мы с вами свяжемся через 10-15 минут, обо всём договоримся”.

Je n'exclus pas le fait que je semblais soudainement interférer avec le travail de la police, car un boss africain s'est introduit dans le parking à bord d'une luxueuse Lexus pour faire sortir ses frères de prison. Un arrangement avait déjà été élaboré, semblait-il, et le moment de ma visite paraissait inopportun. L'officier de police a déclaré au boss africain, “Parlons en dans 10-15 minutes pour voir ce qu'il faut faire.”

Des blogueurs refont l'enquête

Dès que cette histoire s'est répandue à travers la presse russe, le célèbre photo blogueur Ilya Varlamov (zyalt sur LiveJournal) s'est rendu au “Ghetto africain” pour enquêter [en russe]. En trois heures d'entretiens, il n'a rien trouvé pour confirmer l'article de Mme Krikheli. Il n'a pas trouvé une seule personne qui ait parlé avec elle. Par ailleurs, tous ses interlocuteurs ont nié avoir eu des problèmes avec des migrants africains vivant dans leur voisinage.

Par exemple, une femme avec trois enfants, a déclaré :

«Нормально живется. Никаких проблем. . . А в соседнем доме живет Пьер Нарцисс, «Шоколадный заяц». Но вообще с ними никаких проблем нет — всегда здороваются, не шумят. Что-что? Ночью играют на барабанах во дворе и танцуют африканские танцы?! Бред какой-то, первый раз слышу. Наоборот, вообще никакого шума от них. У нас в школу ходит много их детей, все прекрасно ладят. Это вам какую-то чушь рассказали».

“Tout va bien. Il n'y a aucun problème. Mon voisin est Pierre Narcisse, le “Lapin en chocolat “. En général, il n'y a pas de problèmes avec eux – ils disent toujours bonjour, et ne font pas beaucoup de bruit. Quoi ? La nuit ils jouent du tambour et font des danses africaines ? Ce sont des mensonges, c'est la première fois que j'entends ça. Au contraire, il n'y a absolument aucun bruit de leur part. Notre école a un certain nombre d'enfants africains et tout le monde s'entend bien. Ce que vous avez entendu est une absurdité absolue. “

Terrorisés par un afflux de migrants africains ? Photo Ilya Varlamov/zyalt.livejournal.com, utilisée avec sa permission.

Ilya  a aussi parlé avec un migrant africain d'Afrique du sud qui avait déménagé à Moscou pour diriger une discothèque. Il était clairement inquiet des conséquences du reportage:

Было видно, что к прессе у него очень подозрительное отношение. . . «Мы собираемся подавать в суд на них», — заявил он. «Они все переврали. Здесь живет много африканцев из разных стран, и все всегда жили спокойно, а они там наговорили непонятно что. Я не понимаю, зачем надо так врать».

Il était clair qu'il avait une vision très négative de la presse. “Nous avons l'intention de les poursuivre en justice”, a-t-il dit. “Ils ont tout déformé. De nombreux Africains provenant de différents pays vivent ici, et nous avons toujours vécu en paix, ensuite, ils écrivent ce genre de choses. Je ne comprends pas pourquoi il faut mentir ainsi.”

Pourquoi Vesti-FM diffuse-t-il ce genre de fausses informations ?

Si les résidents blonds de ce faubourg tranquille n'étaient pas terrorisés, qu'est-ce qui pourrait avoir motivé Mme Krikheli et Vesti FM à diffuser ce genre de désinformation raciste ? Varlamov observe :

зачем серьезной государственной радиокомпании надо раздувать абсолютно несуществующую в реальности проблему? Да еще описывать все в таких страшных красках? Ради сенсации? И как у журналистки, готовившей материал, обстоит дело с журналистской этикой? Слышала ли она об ответственности за разжигание межнациональной розни?

Pour quelle raison une station de radio gouvernementale sérieuse aurait-elle eu besoin de monter un problème inexistant ? Et pour le dépeindre de si effrayantes couleurs ? Juste pour le gout du  sensationnalisme ? Et une journaliste, enquêtant pour un reportage, n'a-t-elle pas d'éthique professionnelle ? A-t-elle entendu parler de la responsabilité d'attiser les conflits inter-ethniques ?

Bien qu'il soit peu probable qu'une réponse définitive puisse jamais sortir du monde trouble de la désinformation russe, une forte possibilité est que cette série d'articles a été payé par des intérêts privés (une possibilité : les entreprises de construction) qui ont un intérêt à modeler des opiniions anti-immigration envers les migrants africains. Il y a quelques indices dans les articles de Mme Khrikeli eux-mêmes. Voici un extrait :

Анастасия говорит, что жизнь рядом с мигрантами из стран СНГ ни в какое сравнение не идет – они просто ангелы на фоне африканского народа, заполонившего подмосковные Люберцы. “Что вы, таджики и узбеки – тихие, спокойные, никогда не собираются большими компаниями, не шумят. Африканцы же всегда после себя столько мусора оставляют. Очень плохо мы живем здесь”, – отмечает она.

Anastasia dit qu'il n'y a aucune comparaison entre ces immigrés africains et la vie à côté de migrants de pays de la CEI [anciennes républiques soviétiques comme le Tadjikistan et l'Ouzbékistan] – ils sont simplement des anges en comparaison avec les Africains, qui envahissent les faubourgs de Lioubertsy. “Les Tadjiks et les Ouzbeks sont calmes, paisibles, ne se rassemblent jamais en grand nombre, et ne font pas beaucoup de bruit. Les Africains laissent toujours des ordures partout. C'est terrible de vivre ici.”

Des articles sont apparus sur le web qui appuyaient cette explication. Un article sur le blog Islam News (Nouvelles de l'islam) proclame que les habitants de Lioubertsy  “regrettent maintenant amèrement la vie à côté des Tadjiks et des Ouzbeks.”

De nombreuses questions restent en suspens. Vesti FM appartenant à l'état, quel rôle a joué le gouvernement russe dans la publication de ces articles ? Quelle que soit l'explication,  les articles de Mme Krikheli sont un triste reflet de l'état de l'éthique journalistique dans les médias publics russes, ainsi que la facilité avec laquelle ils sont manipulés. Pour les immigrés africains de Lioubertsy, espérons que les répercussions s'arrêteront là.

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