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Arabie Saoudite : L'expérience d'être “sans visage”

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Arabie Saoudite, Femmes et genre, Idées, Médias citoyens, Religion

[Le blog cité est en anglais] La blogueuse [1] saoudienne Rana Jarbou (@rjarbou [2]) a voulu effectuer une expérience : porter pendant une semaine le niqab [3] ou voile cachant le visage, pour éprouver ses sensations et constater si on la traitait autrement.

Rana, qui travaille actuellement à un livre sur les graffitis dans douze pays arabes, a passé son enfance en Arabie saoudite, avant de vivre aux USA, à Bahreïn et au Liban. Actuellement elle se partage entre Riyad et Beyrouth.

Le 20 juillet, Rana présentait son expérience [4] :

A partir d'aujourd'hui, et pour une semaine, je vais faire une petite expérience. […] Je vais porter le niqab chaque fois que j'irai en ville à Riyad.

[5]

Rana vêtue du niqab. Photo utilisée avec permission.

Première étape : acheter un niqab [5] :

Quand je suis allée m'acheter l’abaya [6] neuve, le foulard et le niqab, j'ai dû raconter un pieux mensonge au vendeur. Je lui ai dit que c'était pour ma soeur, en effet ç'aurait été bizarre que j'entre [dans le magasin] avec mon look habituel et en ressorte avec un look complètement différent (que ce soit sur moi ou dans un sac). […] Je vais dans les toilettes pour femmes les plus proches de ce centre commercial pour me changer. J'en sors et me dirige vers la porte où doit me chercher Eric [le chauffeur]. Jusque là, je vois parfaitement bien, ce niqab ne gêne pas ma vision. Mais j'ai immédiatement remarqué quelque chose. Personne ne me fixe, ni même ne regarde. C'était une impression très très libératrice. Je suis allée vers un escalier roulant dont s'approchait aussi un homme. Il s'est arrêté pour me laisser passer en premier, et a même attendu quelques instants après moi pour me donner de ‘l'espace’. Jusqu'à ce que j'atteigne la sortie, sérieusement, personne ne m'a regardée ! Oui, autrement, j'ai l'habitude des paires d'yeux fixées sur moi sans mon niqab. […] J'oubliais de dire que sur la chemin de la sortie, je me suis arrêtée à deux magasins pour commencer à tester les contacts avec les vendeurs. C'est tout juste s'ils me regardent dans les yeux. C'était moins sympathique.

Rana de tweeter :

@rjarbou [7]: Porter un niqab à Riyad c'est comme porter un débardeur & mini jupe à New York. PERSONNE ne regarde. #faceless (‘sans visage’)

Elle compare à son expérience du Liban :

@rjarbou [8]: J'en avais simplement assez des Libanais faisant semblant d'être ‘larges d'esprit’ & tout ça. #Fail (‘raté’)… Je suis toujours un objet sexuel ambulant partout au Liban. Partout.

Au troisième jour de l'expérience elle écrivait [9] :

Cette ‘expérience’ devient parfois déroutante. En effet, bien que le port du niqab prenne son sens en la présence des hommes, j'ai remarqué que je vois des femmes qui le revêtent dans de nombreuses sections réservées aux femmes de lieux publics, sans parler des immeubles où il n'y a que des femmes. Il ne faut que quelques instants pour le mettre, alors j'imagine que le garder permet d'éviter la complication de le remettre. Ça m'a déconcertée, mais ce qui augmente ma perplexité à présent, c'est ce que je devrais faire à présent pour continuer l'expérience : être Rana, qui ne trouve aucune logique à porter le niqab dans des pièces et immeubles où il n'y a que des femmes, ou suivre la ‘norme’ du niqab ? Et quelle est la norme ?

Mais au cinquième jour, Rana découvrit [10] que porter le niqab n'épargne pas à une femme les regards et murmures des hommes.

Global Voices a voulu aller plus loin avec Rana sur son expérience “sans visage”.

Global Voices (GV): Que portez-vous normalement quand vous êtes à Riyad ?

Rana Jarbou (RJ): Normalement je mets une abaya et un foulard non serré, ou pas de foulard… Ça dépend où je vais. Porter le foulard est surtout dû (sinon à des motifs religieux) à la culture, la tradition, ou la peur – et tout cela je suis capable de le défier. Mais je n'ai pas remarqué qu'il  ait une différence même entre porter le foulard non serré, ou pas du tout.

GV: Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de cette expérience ? Vous avez parlé d’ [4] “incidents dans des lieux publics avec mes camarades porteuses de niqab” – pouvez-vous préciser ?

RJ: Il y a un certain temps que je réfléchis sur où et pourquoi on porte le voile et le foulard. Mais j'ai voulu faire cette expérience pour saisir entièrement, vivre et sentir la vie derrière le niqab. Je me suis trouvée dans de nombreuses situations où une dame en niqab resquillait devant moi ou m'interrompait quand je parlais à un vendeur, caissier ou autre. j'ai aussi observé des femmes en niqab gâter leurs employés de maison en public. On aurait dit que le niqab leur donnait licence de se conduire à leur guise.

Et puis il y a eu un incident la semaine dernière. Un homme avait garé sa voiture avec trois roues sur le trottoir dans une impasse où les voitures déposent et cherchent les clients. Je lui ai fait une remarque, et il a rétorqué : ‘Ça ne vous regarde pas, alors FERMEZ-LA !’ Le vigile n'a pas levé le petit doigt. Je suis entrée dans le centre commercial, et quand je suis ressortie peu après, la voiture était toujours là. Il y avait une femme, portant le niqab, sur le siège du passager avec ses enfants à l'arrière. Je me suis dit que peut-être, juste peut-être, de femme à femme je pourrais tenter de communiquer là où j'avais échoué auparavant (parce que son mari avait refusé d'écouter).

Je lui ai dit ‘Si on faisait tous pareil, ça serait le chaos ici et tout le monde s'énerverait, et…’ avant que j'aie même fini ma phrase, elle m'a coupée en disant ‘Ça ne vous regarde pas !’ en anglais. J'ai répondu ‘je parle l'arabe, et bien sûr que ça me regarde, c'est mon pays et j'aimerais que nous nous respections les uns les autres dans l'espace public.’ Elle a répondu : ‘Vous dites que c'est votre pays et voilà de quoi vous avez l'air? Non, ce n'est pas votre pays…’ et elle a continué à m'agresser. Notre échange ne portait plus sur la voiture garée là où marchent les piétons et en-dehors du centre commercial ; il avait tourné à ce qu'elle m'insulte pour ne pas porter le niqab.

Je suis généralement attristée que quelque chose comme un morceau de tissu, et ma façon de le porter, me dépouille de mon humanité, ou de mes droits de citoyenne.

GV: D'aucuns diraient que le vrai problème est l'obsession dans toutes les sociétés de la façon dont les femmes s'habillent (que l'on assimile se recouvrir à la “pudeur” ou la peau nue à la “libération”) – l'usage du corps et de l'apparence des femmes comme champ de bataille idéologique. En menant votre expérience, ne faites-vous pas le jeu de cette obsession ?

RJ: Il ne faut pas se le cacher. Il ne s'agit pas de politique française de droite, ni d'idéologie ou de religion, mais d'une culture de la frustration sexuelle qui croît et s'approfondit. Mon visage et mes cheveux sont devenus des victimes de cette frustration.

Qui plus est, cette obsession semble devenue contagieuse, en amenant mes concitoyennes porteuses de niqab à juger d'après les apparences si je suis ‘assez saoudienne’.

J'ai connu les années 80, et entendu parler des années 70. Au long des années, on a construit de plus en plus de centres commerciaux, et fait des progrès en technologie, mais dans ce débat c'est la stagnation.