- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Les errements du nationalisme russe

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Ethnicité et racisme, Histoire, Manifestations, Médias citoyens, RuNet Echo

Pendant la première décennie du post-communisme, la Russie a peiné à reformuler une des principales fêtes de l'Union Soviétique, celle de la révolution d'octobre [1] [en russe] (célébrée le 7 novembre). Après des années de tâtonnements pour rebaptiser la célébration, le Kremlin a remis en vigueur en 2005 le 4 novembre, le Jour de l'Unité Nationale [2] substituée au problématique jubilé communiste. Les critiques ont été multiples contre le pouvoir qui (ré)introduisait encore une fête à la symbolique comprise de peu de Russes contemporains.

Cette année, le Jour de l'Unité Nationale a honoré son nom, bien que de façon assez inattendue. Dans 46 villes de toute taille à travers la Russi [3]e [en russe], y compris Moscou, une trentaine de milliers de personnes ont assisté à des rassemblements d'extrême-droite. Même si cela représente une fraction infinitésimale de la population totale du pays, les mouvements d'extrême-droite du Jour de l'Unité Nationale ont réussi à attirer des sympathisants dans toute la Russie. L'étendue géographique des manifestations est impressionnante ; elles se sont déployées aux quatre coins du pays, enjambant climats et démographies. Les organisateurs du mouvement soutiennent que leurs défilés ont atteint 70 villes petites et grandes, attirant plus de 15.000 personnes rien qu'à Moscou.

[4]

Petit garçon à une marche nationaliste, Moscou, 4 novembre 2012, photo RiMarkin, CC 2.0.

L'utilisatrice de LiveJournal sofia_vb_88 [5] affirme que l'activisme d'extrême-droite en Russie croît non seulement en nombre, mais aussi en audace. La marche de cette année a eu lieu malgré les tentatives des autorités de couper court aux manifestations. Certes, plusieurs activistes ont été arrêtés [6] [en russe] hors de chez eux à Pyatigorsk, avant même le commencement de la parade du Jour de l'Unité Nationale dans cette ville. Que le mouvement continue à attirer des sympathisants en dépit de cette pression policière laisse imaginer un réseau étendu en mesure de regarnir ses rangs quand il est visé par les arrestations.

Les militants d'extrême-droite ont aussi créé une page [7] [en russe] sur LJ, où des modérateurs réunissent scrupuleusement les entrées favorables à la mouvance. La qualité d'écriture est remarquable pour une campagne de la base, de l'avis de cet auteur, et donne un résultat qui approche un journal de bénévoles.

Un des traits les plus surprenants des nationalistes extrémistes russes est leur apparente obsession pour les symboles et l'esthétique nazies. Lorsque l'URSS a battu l'Allemagne fasciste, c'est une coalition d'ethnies bariolées qui a porté l'Armée Rouge jusqu'à la victoire. Pourquoi créditer la Grande Guerre Patriotique d'un triomphe des seuls Russes, et de plus en brandissant le drapeau de l'ennemi ?

La mouvance elle-même montre la plus grande confusion sur ce qui unit ses adhérents. Les photos [8] [en russe] de la parade comportent des emblèmes et insignes empruntés aux fascistes, tsaristes, et même aux Celtes. Ceci dit, les meneurs de la marche proposent une idée-force des plus simples : “la Russie aux Russes”, un concept qui met d'accord de nombreux internautes. Ceux-ci ne doutent pas moins des individus nationalistes prêts à mettre le slogan en oeuvre. En particulier, les moyens et méthodes proposées par la droite font peur.

Les photoblogueurs n'ont pas manqué l'occasion de couvrir les marches de l'Unité. Citons les reportages de mikle1 [9], politrash-ru [10], zyalt [8], et viktorlevanov [11] (pour n'en citer que quelques-uns). Mikle1 commente :

Вот посмотришь на лица этих людей, послушаешь их лозунги, и понимаешь – это не борцы за Русский Мир. И не защитники русских и России. Это люди или психически неадекватные, или донельзя малограмотные, или желающие под красивыми лозунгами бить, резать, стрелять. […] Они не едут на Кавказ добровольцами, не записываются в контрактники. Они выходят на улицы русских городов с призывами гнать своего соседа-инородца. Или не инородца – просто рожей не вышел или фамилия неправильная.

A regarder les visages de ces gens, à écouter leurs slogans, on comprend que ce ne sont pas des guerriers du Monde Russe. Ni des défenseurs des Russes ou de la Russie. Ces gens sont soit des handicapés mentaux, soit des ignorants à l'extrême, ou ils ont [seulement] envie de taper, couper et faire le coup de feu au son de beaux slogans. […] Ils ne vont pas comme volontaires [pour servir] dans le Caucase, ne s'engagent pas dans l'armée. Ils sortent dans les rues en vue de chasser leurs voisins non-russes. Ou [parfois] ce n'est pas même un non-Russe, simplement sa gueule ne revient pas ou il n'a pas le bon nom de famille.

Filmant avec une caméra cachée, le blogueur viktorlevanov [11] a été particulièrement cinglant dans ses commentaires :

 Когда попал вчера на Русский Марш, подумал, что на Хэллоуин пришел – столько колоритных персонажей и все в масках.

Quand je suis tombé hier sur la Marche Russe, j'ai pensé être arrivé à Halloween – tant de personnages colorés, tous portant des masques.

[12]

A la marche nationaliste, Moscou, 4 novembre 2012, photo RiMarkin, CC 2.0.

Levanov continue en plaisantant que les manifestants se protégeaient d'une épidémie de grippe, pour se jouer du fait que nombre d'entre eux portaient des masques médicaux afin de dissimuler leur identité et conférer une ambiance de danger.

Le blogueur avmalgin [13] a interrogé les capacités des nationalistes extrémistes russes, remarquant que les sociétés plus avancées d'Europe sont aux prises avec leurs propres ‘problèmes musulmans,’ sans succès jusqu'à présent :

В Европе умные люди не могут сдержать исламизацию, а в Москве идиоты – смогут?

Les gens intelligents en Europe n'arrivent pas à contenir l'islamisation, et les imbéciles à Moscou le pourront ?

Dans un commentaire sous le billet de Malgin, le blogueur non-russe tovbot [14] décrit son vécu de membre d'une minorité ethnique en URSS :

 Я учился в советской школе в национальной республике и знаете – у нас даже не было урока родного языка, мы учили только русский язык и литературу. Мы не учили историю своего народа, мы учили историю России и русского народа.

J'ai étudié à l'école soviétique dans une république nationale, et vous savez, nous n'avions pas un seul cours dans notre langue maternelle, nous n'apprenions que la langue et la littérature russes. Nous n'apprenions pas l'histoire de notre peuple, nous apprenions l'histoire de la Russie et du peuple russe.

Dans leur volonté d'unir leurs sympathisants autour de l'idée de la supériorité russe, les dirigeants des mouvements nationalistes semblent prêts à remonter le temps et à adopter une approche proprement soviétique de l'histoire, en effaçant une suite complexe de succès et reculs multi-ethniques, en vue de réécrire un passé simplifié. Et là gît le plus gros problème des nationalistes : comme tant d'autres factions dans la société russe, ils restent incapables de relier l'héritage soviétique et le présent post-communiste du pays. La confusion sur les symboles nationalistes n'est qu'un des multiples symptômes qui empoisonnent encore la Russie. Avant qu'un mouvement social quelconque puisse menacer de façon crédible l'élite au pouvoir, il lui faudra faire la différence sur cette question centrale.