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Russie : Le Parlement s'attaque à la “propagande homosexuelle”

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Arts et Culture, Droit, Droits humains, Femmes et genre, Jeunesse, LGBTQI+, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, RuNet Echo

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article sont en russe.]

Le Parlement russe se veut grand protecteur des enfants du pays. L'année passée, les députés de la Douma [1] [fr] se sont efforcés de préserver la jeunesse contre la pédo-pornographie et les sites encourageant la consommation de drogue ou les pratiques suicidaires, en créant une “liste noire” [2] [fr] interdisant les contenus sensibles. Plus récemment, ils ont adopté une loi [3] [en anglais] pour arrêter le “fléau” des Américains qui adoptent des enfants russes. Loin de s'arrêter là, les législateurs concentrent maintenant leurs efforts sur ce qu'ils voient comme une grande menace pour les jeunes : la “propagande homosexuelle.” La Douma a adopté il y a quelques jours un avant-projet de loi prévoyant d'imposer de lourdes amendes aux personnes ayant l'audace de “faire la propagande” de leurs mœurs.

La loi serait l'équivalent fédéral d'un statut contre l'homosexualité déjà adopté par Novosibirsk. Des lois similaires existent également à St-Pétersbourg, Ryazan, Arkhangelsk et Kostroma. Présentée à la Douma en Mars 2012, la version actuelle de la loi [4] est d'une simplicité glaçante  :

Пропаганда гомосексуализма среди несовершеннолетних – влечет наложение административного штрафа на граждан в размере от четырех тысяч до пяти тысяч рублей; на должностных лиц – от сорока тысяч до пятидесяти тысяч рублей; на юридических лиц – от четырехсот тысяч до пятисот тысяч рублей.

La propagande de l'homosexualité devant des mineurs est un délit passible d'une amende administrative de 4000 à 5000 roubles [100-125€] pour les individus, de 40 000 à 50 000 roubles [1000-1250€] pour les fonctionnaires, et 400 000 à 500 000 roubles [10 000-12 500€] pour les personnes morales.

Pour la deuxième fois cette semaine, quelques dizaines de militants pour les droits homosexuels ont manifesté à Moscou devant le Parlement, organisant une “Journée des Baisers” pour protester contre cette loi. Mais ces baisers militants ont attiré des foules encore plus nombreuses de contre-manifestants russes orthodoxes, qui armés d'œufs, de sachets de ketchup et de boules de neiges, les ont attaqués, avant de les rouer de coups de pied et de poing.

Des sites internet orthodoxes comme 3rm.info ont appelé [5] les “combattants” à se réunir devant la Douma pour tabasser les manifestants :

Приезжайте все, кто сможет – нужны бойцы, чтобы драться в первую очередь. В этот раз бьем всех – Мужчин пока стоят на ногах, женщинам портим лица!

Venez tous si vous le pouvez ! Nous avons besoin avant tout de vrais combattants. Cette fois-ci, nous les frapperons tous : les hommes jusqu'à ce qu'ils tombent à terre, et les femmes jusqu'à ce qu'elles ne soient plus reconnaissables !

Blogueurs et journalistes ont pu capturer en images l’escalade [6] de la violence [7] de ces manifestations, documentant les attaques avec des photos de militants orthodoxes masqués et de militants des droits homosexuels couverts de sang.

[8]

A droite, Elena Kostiuchenko, couverte de ketchup devant la Douma à Moscou. 24 Janvier 2013, capture de vidéo YouTube.

Elena Kostiuchenko est l'une des femmes qui a participé aux deux “Journées des Baisers.” Correspondante spéciale pour le journal Novaya Gazeta, elle a promu les manifestations sur Twitter [9], Facebook [10], et LiveJournal [11]. Elle a également participé à la création des événements Vkontakte [12] et Facebook [13] pour la première action le 22 Janvier, auxquels une centaine de personnes se sont inscrites (bien que les présents aient été nettement moins nombreux.) Ces pages promouvant les manifestations affichent également un lien vers le site loveislegal.ru [14], qui publie depuis deux mois des photos de militants des droits homosexuels et de couples de même sexe, la plupart tenant des pancartes avec le message suivant : “Je suis une personne— pas de la propagande.”

Après la première manifestation du 22 Janvier, Kostiuchenko écrivait sur LiveJournal [15] :

Сегодня уверенные нелюди сломали кости двум моим друзьям и избили мою девушку. Аню.

Я больше никого не зову с собой.

Когда Госдума будет принимать этот закон, я буду там.

Любой день, в 12.00.

Кто захочет встать рядом – встанет.

Aujourd'hui, des monstres sûrs de leur bon droit ont brisé les os de deux de mes amis, et tabassé ma petite amie, Anna.

Je ne ferai plus appel à personne.

Quand la Douma va valider cette loi, je serai là.

Tous les jours, à midi.

Que tous ceux qui veulent être à mes côtés se lèvent.

Le 25 janvier, Kostiuchenko était à nouveau devant la Douma avec une trentaine d'autres militants, alors que les députés adoptaient un premier jet de la loi. Le vote a frôlé l'unanimité, avec seulement un vote contre et une abstention, contre 388 votes pour. 52 courageux ne se sont pas présentés au vote. Un de ces héros sans voix est Dmitri Goudkov, figure de l'opposition et député du parti Russie Juste. Il s'est exprimé sur publipost.ru [16], justifiant son refus de voter en disant que cela ne ferait qu'attirer davantage l'attention sur la “propagande homosexuelle.”

Я вообще не буду голосовать, потому что, когда начинают бороться с гей-парадами, они провоцируют пропаганду этой темы. Ее надо просто оставить в покое, тогда меньше будет пропаганды и разговоров об этом. Я против пропаганды, просто это невозможно грамотно прописать в законопроекте.

Je ne vais pas participer au vote, parce que se battre contre les parades homosexuelles ne fera que renforcer la propagande. Il faut laisser ce sujet tranquille, pour qu'il ne soit plus question de propagande ou de débat. Je suis contre la propagande [homosexuelle], mais il est impossible de la réguler de manière intelligente.

La dédication de Gudkov à minimiser la menace homosexuelle ne l'a pas empêché de twitter [17] que le seul vote contre la loi a été émis par Sergei Kouzine, un membre de Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine. Tandis que Goudkov s'amusait sur twitter, Kostiuchenko et 19 autres militants étaient détenus [18] devant la Douma. La journaliste a posté sur Twitter et Instagram pour documenter cette brève incarcération. Une des photos [19] montre les marques d'un coup sur son visage, suite à une bousculade de la police dans des escaliers. Les manifestants furent libérés [20] quelques heures plus tard.

Les droits pour les homosexuels ont une place à part dans les mouvements d'opposition en Russie. Alors que la censure d'Internet et les attaques contre le droit à l'adoption ont fait lever les boucliers des mouvements protestataires, la criminalisation de la “propagande homosexuelle” a peu de chance d'avoir le même sort.

Roman Super, journaliste pour RenTV [21], a suscité un véritable débat sur Facebook, après avoir posté [22] une critique acerbe sur les “Journées des Baisers” organisées par les militants. Sa logique est un exemple typique de la pensée de nombreux Russes libéraux. Non seulement il affirme que des baisers entre couples du même sexe ne peuvent qu'aggraver l'homophobie en Russie (ce que Goudkov défendait aussi en partie), mais il se permet aussi de plaisanter que la plupart des fonctionnaires du gouvernement sont eux-mêmes des homosexuels refoulés. Sa réaction à la controverse se veut donc provocante à la fois pour les partisans et les opposants à la loi :

Федеральный закон о запрете пропаганды гомосексуализма будет означать лишь одно: элиты прямо скажут народу и, прежде всего, самим себе о том, что гомосексуальность в России — это исключительно привилегия государственных менеджеров самого высокого звена.

La loi fédérale d'interdiction de la propagande homosexuelle n'a qu'une seule signification : l'élite annonce directement au peuple que l'homosexualité en Russie est avant tout le privilège exclusif des membres hauts placés du gouvernement.

Dans un message adressé à Konstantin Rykov sur Twitter, le blogueur et chroniqueur Maxim Kononenko fait une blague [23] du même esprit, à propos de Sergei Kuzin, le seul a avoir opposé la loi lors du vote :

Константин Рыков ‏@rykov Кто? Кто этот прекрасный депутат, проголосовавший за гей-пропаганду? Это же самый крутой каминг-аут в истории российского парламентаризма!

Konstantin Rykov @rykov Qui ? Qui est donc ce fabuleux député qui a défendu la propagande gay ? C'est le coming-out le plus brutal de l'histoire parlementaire russe !

Максим Кононенко @kononenkome @rykov единственный нормальный человек среди 450 пидарасов

Maxim Kononenko @kononenkome @rykov C'est le seul mec normal au milieu de 450 tapettes.

Pour résumer, la Russie est encore aujourd'hui un pays où il est plus facile de se moquer de la répression des droits homosexuels que de défendre ces mêmes droits. Le débat lancé sur la page Facebook de Roman Super en est une autre illustration. Alya Kirillova de DojdTV s'y insurge de la condescendance de Super pour Kostiuchenko (qui elle aussi participe à la discussion), s'exclamant qu'il ferait mieux de se taire s'il n'avait rien de mieux à dire. “Le silence est d'or [24]“, ajoute-t-elle. Moins de deux minutes après, un commentateur homophobe poste une photo [25] d'un couple d'hommes s'embrassant lors d'une parade gay (apparemment à New York), voulant prouver le danger de la fierté homosexuelle. Sur cette même photo, à l'arrière-plan, un manifestant porte une pancarte avec ce message : “SILENCE = MORT.” Une telle équation pose encore problème en Russie aujourd'hui.