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Pourquoi l'Egypte doit-elle recourir aux logiciels libres ?

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Egypte, Développement, Droit, Economie et entreprises, Gouvernance, Médias citoyens, Politique

Après l’introduction au logiciel libre et ouvert [1] (nommé en anglais Free/Libre and Open Source Software ou par l'accronyme FLOSS) dans un article précédent, on peut se demander ensuite pour quelles raisons les entreprises comme les pouvoirs publics doivent choisir d'utiliser ces logiciels, ou du moins encourager leur utilisation.

Dans leur livre intitulé “L'accès au savoir en Egypte” (“Access to Knowledge in Egypt [2]“ – en anglais), Nagla Rizk (@naglarzk [3]) et Sherif El-Kassas ont consacré un chapitre à l'industrie du logiciel en Egypte et au rôle qu'y joue le logiciel libre et ouvert. Ils soulignent tout d'abord que deux forces concurrentes – comme dans n'importe quelle économie – caractérisent la croissance de l'économie numérique. En voici la nature :

L'économie numérique se caractérise par deux forces contraires et simultanées : l'une réside dans la création et le déploiement de petites entreprises, tandis que l'autre repose sur la croissance et l'extension de structures plus importantes.

Les auteurs renviennent ensuite sur la façon dont le coût de production élevé de nouvelles connaissances joue en faveur de monopoles construits sur la production de connaissance et de biens riches en savoir-faire. L'opposition entre liberté et propriété intellectuelle oriente donc le développement de cette économie dans une direction plutôt que dans une autre.

Le logiciel ouvert [Open Source] donne l'opportunité aux acteurs de moindre envergure de prendre part à cette économie et de proliférer. En même temps, les droits de la propriété intellectuelle permettent aux plus grands groupes de se développer sur la base d'un code propriétaire. L'interaction entre propriété intellectuelle et concurrence produit des nuances intéressantes. Une protection maximum de la propriété intellectuelle encourage et perpétue les grandes structures monopolistiques fondées sur la création de connaissance, tandis que les systèmes de protection plus flexibles favorisent la création et la diffusion des petites entreprises. Là réside la tension universelle entre propriété intellectuelle et concurrence.

Cela étant posé, les auteurs soutiennent que les pouvoirs publics des pays développés devraient encourager le logiciel ouvert afin d'aider le développement de petites entreprises sur le marché intérieur.

Cela a une pertinence significative quant à l'impact potentiel que le logiciel ouvert pourrait avoir dans les pays en développement, là où les pouvoirs publics devraient soutenir par une attention particulière la foi dans ce potentiel, afin de protéger cette industrie naissante.

Même si certains se demandent si les pays en développement peuvent endurer les efforts grandissants de création de connaissance avec des structures de production plus jeunes et plus petites, les auteurs comparent l'actuelle production de logiciels dans ces pays à l'industrie naissante du passé :

Il s'agit aussi d'une reformulation de l'argument de “l'industrie naissante”, défendu par les économistes depuis le début du XIXème au nom du protectionnisme, en imposant des barrières à l'importation afin de permettre à l'industrie locale naissante de parvenir à « mûrir », dans la mesure où cela développe des économies d'échelle à l'abri de la menace concurrentielle des produits d'importation plus perfectionnés.

Ils ajoutent :

En réalité, le logiciel ouvert demeure une industrie naissante sur les marchés intérieurs qui exige protection. En l'occurence, il ne s'agit pas de bloquer les importations en imposant des barrières tarifaires, mais plutôt de garantir les entreprises utilisant des logiciels open source, en les soulageant de la menace d'un marché dominé par des entreprises plus grandes, domination liée en partie à la protection des droits de propriété intellectuelle.

Les auteurs soulignent le potentiel prometteur de l'industrie du logiciel en Egypte, par rapport aux autres secteurs économiques, et ce pour trois raisons. Voici la première :

L'industrie du logiciel a été saluée comme un levier potentiel de croissance pour l'économie égyptienne. Cela est attribué en partie au capital humain en Egypte, étant donné la tradition d'un système universitaire gratuit où, chaque année, des milliers d'hommes et de femmes sont diplômés d'écoles d'ingénieurs. Avec une population de plus de 75 millions, dont 60% ont moins de 25 ans, l'Egypte, comme le défend souvent son gouvernement, représente un fort potentiel de capital humain dans l'industrie du logiciel.

La seconde raison avancée est la suivante :

Historiquement, l'Egypte a joué le rôle de leader culturel dans la région, et a été considérée comme un centre particulièrement puissant de potentiel créatif sur le marché arabe du logiciel. Le marché du Moyen Orient fournit une opportunité pour l'industrie du logiciel égyptienne, surtout avec l'arabisation et l'intérêt grandissant pour les contenus du monde musulman

Enfin, la troisième raison :

D'un point de vue politique, les logiciels ouverts offrent un autre avantage par rapport aux logiciels propriétaires : la sécurité nationale, en réalité, la norme de sécurité largement acceptée selon laquelle l'ouverture des systèmes les rend plus fiables. En effet, l'ouverture permet de passer complètement en revue et de veiller minutieusement sur les mécanismes internes de tels systèmes, ce qui réduit la marge d'erreur ou les pièges susceptibles de compromettre la sécurité.

Les auteurs mettent en avant que le principal avantage comparatif de l'Egypte réside désormais dans la personnalisation et la vente de services à valeur ajoutée à des logiciels pré-existants. Ils estiment que cela convient davantage à l'état actuel des connaissances du pays, en précisant que :

L'avantage comparatif de l'Egypte réside dans les services exigeant beaucoup de main d'oeuvre, plutôt que des produits “à consommation unique.

Hormis les pouvoirs publics, les entreprises égyptiennes devraient elles-aussi choisir d'utiliser ces logiciels ouverts encourageant l'innovation [4] [en anglais]? Bruce Perens établit une distinction [5] [en anglais] parmi les logiciels (et la technologie en général) entre ceux dont l'avantage concurrentiel repose sur la différenciation et ceux sans différenciation.

La technologie différenciée est celle qui rend votre produit plus désirable pour le consommateur que celui de votre concurrent. Si vous visitez par exemple le site web d'Amazon et y cherchez un livre, Amazon vous recommandera d'autres livres, achetés par ceux qui ont acheté aussi le livre qui vous intéresse. Et bien souvent, l'intérêt des livres recommandés est tel que vous finissez par acheter aussi l'un de ces livres. En revanche, si l'on visite le site Barnes and Noble, on remarque qu'ils ne disposent pas de cette fonctionnalité. Qu'Amazon vende ainsi plus de livres n'est donc pas étonnant. Ainsi, le système de “recommandation” d'Amazon est ici l'élément de différenciation sur le marché de la vente de livre en ligne. Ce serait évidemment une erreur de partager vos éléments de différenciation comme l'on partage les logiciels open source, parce que votre concurrent pourrait alors les utiliser pour rendre son produit aussi désirable, aux yeux du consommateur, que ne l'est le vôtre.

L'auteur rappelle les attributs des technologies non-différenciées :

Pour tout marché donné, 90% des logiciels n'ont sans doute pas de différenciation. La plus part des logiciels concerne l'infrastructure, le socle à partir duquel la technologie différenciée se développe. Au sein de la catégorie infrastructure, on trouve aussi bien les systèmes d'exploitation, les serveurs web, les bases de données, les serveurs d'application Java, que les middle-ware, les interfaces graphiques et les outils généralement utilisés sur le poste de travail informatique tels que les navigateurs, les logiciels de messagerie, les tableurs, les traitements de texte et les logiciels de présentation. Tout logiciel permettant à une entreprise non-informatique de créer de la différenciation est développé à partir d'un ou plusieurs éléments de cette infrastructure.

Garder sous un format propriétaire ce qui ne crée pas de différenciation revient à réinventer la roue, et les entreprises devraient comprendre que les logiciels open source leur permettraient de réduire leurs dépenses et qu'elles finiraient ainsi,  en collaborant, par avoir de meilleurs produits d'infrastructure et donc de meilleurs produits.

Si votre concurrent comprennait comment fonctionne chacune des unité de votre logiciel non-différencié, votre activité n'en serait pas affectée pour autant. En l'occurence, si le partenariat se limite à travailler sur votre logiciel non-différencié, ce concurrent pourrait bel et bien se révéler le meilleur collaborateur que vous ayez, parce que ses besoins sont assez similaires aux vôtres. Ce fait est prouvé tous les jours dans le monde de l'Open Source [du logiciel ouvert], à l'instar d'Hewlett Packard et d'IBM qui, en partenaires, collaborent au développement de logiciels favorisant la vente de leur système respectif, alors qu'ils demeurent de farouches concurrents à des niveaux plus élevés de la pile logicielle, là où la différenciation entre eux est possible et a du sens.

Les opinions exposées ici visent plutôt à présenter, d'un point de vue pratique, les avantages du logiciel libre tant pour les gouvernements que pour les entreprises. Cependant, les valeurs morales du logiciel libre, le droit au savoir et la liberté d'utiliser les logiciels comme bon il semble ne doit pas être ignorés.

Nous recommendons le chapitre sur le logiciel ouvert en Egypte dans le livre Access to Knowledge in Egypt [2] [en anglais] (“Accès au savoir en Egypte”) aux responsables égyptiens, ou à quiconque intéressé par les dimensions pragmatiques du logiciel libre dans les pays en développement.
Sur Global Voices, voir “À propos des logiciels libres et ouverts [1]” pour une introduction à ce sujet, par le même auteur.