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L'édition de bandes dessinées au Brésil : un secteur haut en couleurs

Catégories: Amérique latine, Brésil, Arts et Culture, Médias citoyens

[Sauf mention contraire, les liens renvoient vers des pages en portugais]

Après avoir approfondi l'univers de la bande dessinée en l'Amérique Latine dans nos articles précédents [1/Les B.D. hispaniques au Brésil [1] et 2/Bouillonnement culturel en Amérique Latine [2] – en français], nous retournons au royaume de la B.D. brésilienne après que le Brésil ait tout juste fêté ce 30 janvier 2013 le Dia do Quadrinho Nacional [3], “la Journée Nationale de la bande dessinée [brésilienne]”.

Fêtée d'abord en 1984 par l'Association des dessinateurs de B.D. de São Paulo, cette journée de célébration rend cette année hommage, pour la première fois, à “As aventuras de Nhô Quim [4]” (“Les aventures de Monsieur Quim”), publiées en 1869 et considérées comme la première B.D. brésilienne.

Pour fêter cette date à notre façon, attardons-nous sur les dernières tendances et innovations qui émergent de cette vivante communauté au Brésil.

A comic strip by Pablo Carranza.

Planche de B.D. de Pablo CarranzaVoir l'original [5]
Elle met en scène le destin redouté du dessinateur de B.D., sous la forme de son pire cauchemar.
“(1) Monsieur, tu fais mon portrait ?” (2) Mais non, tu ne vas pas finir dans une fête pour enfants à dessiner la caricature d'une fille nommée Evelyn… Ce n'était qu'un cauchemar…” Publiée avec la permission de l'auteur.

Auto-édition et financement participatif

Avec un marché de la B.D. concentré principalement à Rio de Janeiro et São Paulo, les artistes issus d'autres régions du Brésil peinent à faire connaître leurs travaux. Certes, le coeur de l'activité demeure situé dans ces vastes zones métropolitaines, mais les artistes disposent aujourd'hui d'autres options pour diffuser leur travail auprès d'un public plus large. Ainsi, Vitor Batista (originaire de l'Etat du Ceará, au nord du Brésil) a décidé de publier son travail sur son propre blog intitulé Território Marginal [6] (“Territoire Marginal”), depuis lequel il vend aussi ses albums de B.D.

L'homme avec une douleur ! [6]

“L'homme avec une douleur” de Vitor Batista, publié sur son blog Território Marginal [6] sous licence CC BY-NC-ND 2.5 BR
[Le titre de cette série fait référence au vers du poète brésilien Paulo Leminski, pour lequel : “un homme avec une douleur est beaucoup plus élégant”]
(1) Le gros problème de la répression de nos jours est que celle-ci est invisible. (2) Oh ! (3) Vous avez vu ? Je viens tout juste d'être arrêté et condamné”.

La production et l'édition de bandes dessinées au Brésil ont beaucoup changé avec le temps. Comme le remarquait le dessinateur Bira dans un entretien [7] sur un blog polonais :

[Au Brésil,] nous achetions d'ordinaire les petits formats de B.D. dans les kiosques à journaux. Aujourd'hui, si l'on cherche des B.D., le kiosque serait bien le dernier endroit où l'on pourrait en trouver. Certes, on y trouvera quand même les B.D. [des maisons d'édition] Marvel, DC [“Detective Comics”], Disney et des éditions brésiliennes de MSP. Mais comme les éditeurs ont privilégié l'album ou le roman graphique (“graphic novel”) [au petit format], le meilleur endroit pour trouver des B.D. reste la librairie. Cela étant, on assiste depuis 2006 à un essor prodigieux de la production de B.D., avec la publication de fanzines et l'émergence d'éditeurs indépendants ou de petite taille. Dans les années 1970, l'apparition du fanzine constitua un élément culturel majeur au Brésil, et ce format resurgit aujourd'hui.

L'auto-édition représente une démarche stratégique en mesure d'influencer l'univers de la B.D. à l'échelle locale comme à l'échelle nationale, favorisant une plus grande diversité géographique dans ce secteur.

Malgré tout, l'auto-édition n'est pas toujours une tâche facile. Dans un entretien [8] mené pour le blog Itiban Comic Shop, l'artiste José Aguiar, administrateur de la convention de B.D. Gibicon [9], revient sur les avantages et les inconvénients de l'auto-édition :

 L'auto-édition oblige l'auteur à ne pas rester inerte et lui évite de dépendre d'intérêts d'éditeurs qui ne se montrent pas toujours ouverts à des approches différentes. Cette démarche lui donne donc une totale liberté de création (…).

En revanche, dans le circuit [de l'édition imprimée traditionnelle], le temps et l'énergie consacrés à la distribution et au retour [des B.D.] depuis points de vente représentent un inconvénient. [Ce circuit] manque d'organisation, et même franchement de respect, pour les éditeurs indépendants.

L'auto-édition s'est révélée très concluante pour certaines initiatives, à l'instar de cette campagne [10] [de financement participatif, “crowdfunding” en anglais] de Quadrinhos Rasos [11], un duo d'artistes réinterprétant par l'illustration des chansons populaires, mettant en scène des situations dont le sens est généralement bien éloigné de celui des paroles initiales.

Quadrinhos Rasos [12]

Une bande dessinée de Quadrinhos Rasos [12], un projet proposant d'autres interprétations des paroles de chansons populaires brésiliennes.
“(1) Allez, allez, allez (2) Ô Temps, sois mon ami (3) Sois gentil avec moi (4) Je compte tant sur toi (5) Toute la nuit (6) Et ne me quitte seulement (7) Qu'au dernier moment”.
Adapté de la chanson “Sobre o tempo [13]” (“Du Temps”) de Pato Fu. Publié sous licence a CC BY-NC-SA 3.0.

De plus en plus d'artistes recourent à l'alternative du financement participatif (“crowdfunding”) pour financer leurs projets. Le site brésilien de financement participatif Catarse [14]fournit quelques exemples de projets de bande dessinée ayant suivi cette stratégie. Quelques artistes ont déjà réussi à obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de leur projet.

L'influence de la bande dessinée brésilienne à l'étranger

Dans un éditorial [15] de 2010 pour Comic Book Resources, l'écrivain spécialisé dans la B.D. Timothy Callahan constatait qu'un pourcentage significatif de la B.D. grand public aux Etats-Unis était en réalité “faite, ou du moins dessinée, au Brésil. Ce pourcentage est relativement important”. On dirait que la plus part des dessinateurs de B.D. brésiliens sont issus de la même agence artistique.

Dans ce même éditorial intitulé “The Boys from Brazil” (“Les gars du Brésil”), il poursuit :

Il me semble intéressant de noter que l'aspect général de la B.D. grand public dépend pour une grande part d'une seule agence artistique (“talent agency”) au Brésil. Et, même si les deux faits ne sont pas nécessairement liés, je trouve intéressant que quelques uns des meilleurs dessinateurs de la B.D. actuelle proviennent eux aussi du Brésil.

Le Brésil recèlerait-il donc une mine d'or de talents ? Serait-il un terrain fertile pour les dessinateurs de B.D., voire le rouage même de la B.D. grand public ? Je vous laisse forger votre propre opinion.

Ce changement contraste avec les décennies précédentes, où il n'était pas si fréquent que les dessinateurs de B.D. grand public brésiliens rencontrent un tel succès.

Le neuvième art ne s'adresse pas qu'aux hommes

La bande dessinée est un des domaines historiquement dominés par les hommes, et beaucoup d'auteurs et de collectifs au Brésil s'emploient à changer cela. Les blogs comme celui de Lady's Comics [16] fournissent un autre point de vue, traitant de “personnages [féminins], d'auteurs femmes et de dessinatrices [“penciller”, chargée des crayonnés]”.

Mulheres nos Quadrinhos [17] (“Les femmes dans la B.D.”) est une communauté sur Facebook et demande :” Qui a dit que seuls les hommes s'y connaissaient en BD ?”. La page comprend des dessins provenant de différentes sources, reliées par la thématique des femmes.

Mulheres nos Quadrinhos [18]

Cours d'autodéfense
Illustration sur la page Facebook de “Mulheres nos Quadrinhos” (“Les femmes dans la B.D.”)
(0) Technique progressive d'autodéfense pour les femmes. (1) Adoptez une posture vigilante. (2) Montrez votre intérêt pour un engagement sérieux – Je t'aime, Je veux vivre avec toi pour toujours et avoir beaucoup d'enfants. (3) Observez l'homme s'enfuir paniqué.

Le projet Inverna [19]présente les créations individuelles et collectives de femmes dans le domaine des arts graphiques. En partenariat avec un magazine canadien, elles propose un concours Defrosting Women [20] encourageant les travaux des femmes travaillant dans ce secteur.

Projets collectifs et collaboration

Les alliances artistiques reposant sur la collaboration deviennent de plus en plus fréquentes. Les dessinateurs joignent leurs forces à celles d'éditeurs de livres ou de musique, à celles de vidéastes ou de toute autre profession artistique pour travailler ensemble, et donc favoriser la création de produits originaux dans le domaine de la B.D. et, en plus d'en consolider le marché, d'y apporter davantage de diversité.

Pour l'imprimé, la chaîne de distribution demeure un problème, alors qu'atteindre un public plus large et mondial n'a jamais été aussi facile avec internet. C'est pourquoi les artistes Pablo Mayer, Fernando Medeiros et Diogo César sont passés par une approche en ligne pour publier leurs dessins communs sur leur site Pocotomics [21], mis à jour chaque semaine.

Autre exemple de l'édition indépendante, la maison d'édition Beleléu [22], installée à Rio de Janeiro, présente des travaux collaboratifs de différents artistes, publiant le calendrier Pindura [23]réalisé à plusieurs mains. Ils proposent du contenu en ligne et sur papier, y compris en anglais [24](visitez leur magazine Beleléu Magazine).

L'avenir de la bande dessinée brésilienne

La journée nationale de la bande dessinée au Brésil fut marquée par de nombreuses célébrations, comme celle de la ville de Fortaleza [25] dans l'Etat de Salvador (nord du Brésil). L'édition 2013 étant terminée, que peut-on envisager pour l'avenir de la bande dessinée au Brésil ?

Dans un article [26] datant de 2005, le blogueur Ubiratan Araújo formulait déjà cette question :

 L'avenir de la bande dessinée au Brésil dépend peut-être de notre volonté à nous, artistes étrangers, de publier ou non aux Etats-Unis…

Mais en a-t-il jamais été autrement ? Ce n'est pas dans cet article que vous ne trouverez la réponse, car il n'existe tout bonnement pas de formule unique pour réussir dans l'univers la B.D. au Brésil. Tant que les artistes brésiliens poursuivront leurs démarches d'expérimentation, le futur de la bande dessinée laisse présager de nombreuses démarches alternatives remplaçant celles de l'édition traditionnelle.

Cet article a été écrit avec la collaboration de João Miguel Lima [27].