Le Maroc censure le Web au mépris des dégâts collatéraux

Au matin du 19 octobre, les internautes marocains ont découvert qu'un grand nombre de sites web étaient inaccessibles, dont les plateformes populaires de médias sociaux Instagram et Pinterest. Ostensiblement, un des principaux médias indépendants du Maroc, Lakome, était censuré. Lakome est en fait la véritable cible de cette coupure généralisée, opérée par Maroc Télécom, le principal opérateur téléphonique et fournisseur d'accès internet, et quelques autres sociétés moins influentes.

De fait, le rédacteur en chef de Lakome, Ali Anouzla, a été arrêté le 17 septembre après la publication d'un article contenant un lien vers une vidéo d'Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). Plus exactement, l'article portait sur une vidéo de propagande de 40 minutes d'AQMI, qui traitait le Maroc de “royaume de la corruption et du despotisme,” et appelait au djihad (la guerre sainte) dans le pays, écrivait Anouzla. Le lien vers la vidéo était en fait un lien vers le blog d'un journaliste du quotidien espagnol El Pais. Anouzla est poursuivi pour terrorisme le 25 septembre, et se trouve depuis en détention provisoire. Ce traitement abusif lui vaut un soutien international, traduit par des campagnes de médias sociaux sous le mot-dièse #FreeAnouzla [Libérez Anouzla] et de nombreux appels à la remise en liberté du journaliste.

Dans l'intervalle, Lakome.com a été bloqué à la demande supposée explicite d'Anouzla lui-même. L'affaire est obscure, enchevêtrement de divers événements potentiellement imbriqués. Le collègue d'Anouzla et co-fondateur de Lakome, Aboubakr Jamaï, a expliqué que, le 14 octobre, Ali Anouzla a rendu publique par le site web Goud.ma une décision d'arrêter la version en arabe de Lakome. Au même moment Jamaï est informé qu'Anouzla a changé d'avocat. Sa confusion est palpable :

La décision d'Ali me laissait d'autant plus perplexe que la manière dont elle a été exécutée nous était à moi et à Lakome particulièrement hostile. Pourquoi ce nouvel avocat a décidé de communiquer d'abord à travers Goud ?

Et pourquoi ne pas m'informer ? Je suis co-fondateur de Lakome et directeur de publication de son site francophone, et depuis le 26 septembre, directeur de publication de lakome arabophone sans que personne n'y trouve à redire. De plus, Ali avait jusqu'à ce lundi 14 octobre demandé avec insistance que le site continue de fonctionner.

Aboubakr Jamaï a alors décidé de garder le site actif. Mais le 17 octobre, Lakome.com était effectivement bloqué. Très rapidement, l'équipe a monté deux urls de rechange, lako.me et lakome.info, promptement bloquées elles aussi. Une mesure arbitraire qui montre bien que bloquer Lakome est illégal et politique. Mohamed Ezzouak explique que la suspension de Lakome suivant la demande d'Anouzla aurait dû être rejetée par le procureur public de l'Agence Nationale de Régulation des Télécoms parce que sa qualité de rédacteur en chef ne suffit pas à légitimer sa propriété sur le site web. Ezzouak argue en conclusion que “La célérité de cette nouvelle censure [des deux nouveaux noms de domaine] démontre la volonté des autorités de réduire au silence le site coûte que coûte.”

Voilà comment le 19 octobre, Lakome a été bloqué totalement, une mesure décriée par l'internaute et militant des droits Yassir Kazar comme “de style Corée du Nord.” Le blocage s'est élargi, causant d'impressionnants dégâts collatéraux :

Les services d'Amazon (dont  Instagram+Pinterest+Quora+Heroku/et les apps hébergées sur Heroku+quelques millions d'autres sites) ne sont pas accessibles pour (1/2)

ne sont pas accessibles pour les utilisateurs ADSL à Rabat. Combien de temps ça mettra pour les autres villes du Maroc ? :) (2/2)

Les premières informations indiquaient Tumblr également bloqué, mais il s'est avéré que la plateforme de blog connaissait des problèmes techniques propres. L'ironie a fleuri sur Twitter à mesure que les internautes signalaient les sites (non) censurés :

DERNIERE HEURE : getpocket.com / la FANTASTIQUE extension de Poche est sur la liste du blackout.

Etonnamment, l'organe d'information français de hackers indépendants Reflets.info a aussi été bloqué :

Screenshot from blocked within Morocco website Reflets.info. Image from @vxroot

Capture d'écran du site Reflets.info bloqué au Maroc. Image de @vxroot

Deux des co-fondateurs ont réagi, l'un s'est adressé au ministre français de l'Economie numérique, et l'autre a demandé des explications à Maroc Télécom. Le blocage de Reflets.info semble avoir une motivation politique car le site prenait fermement position pour Lakome et dénonçait la décision du gouvernement marocain de censurer ce dernier.

La censure a été largement fustigée sur Twitter :

Il ne se trompait pas, puisque des entrepreneurs locaux ont montré leur mécontentement que des services de l'importance d'Amazon et Heroku soient bloqués au détriment direct de l'économie marocaine.

Sur un ton plus vengeur, l'utilisateur de Twitter @L_badikho a fait une suggestion aux hackers :

D'autres, comme @sniper_ma, ont souligné l'effet négatif sur l'image du pays à l'international :

Des félicitations appropriées auraient été envoyées de Chine au gouvernement marocain :

Selon des sources personnelles au Maroc, au moment de la rédaction de ce billet, le blocage semble être au niveau national pour Lakome et Reflets.info, tandis que celui des autres services est inégal car dépendant apparemment des strictes adresses IP. Certains des miroirs établis pour Lakome sont aussi censurés. Il n'y a encore eu aucune déclaration officielle.

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