Entretien avec Maxime Kononenko, blogueur russe « non opposant »

(Billet d'origine publié en russe le 10 décembre 2012)

Note de l'auteur : Dans le cadre d'une enquête pour un article approfondi, j'ai eu récemment un entretien par mails avec Maxime Kononenko (@kononenkome), pour en savoir plus sur ce qu'il pense de ses activités de blogueur «non opposant» et des mouvements sociaux sur la Toile. Maxime Kononenko est connu comme l'un des «pionniers» du Net russophone, comme journaliste, éditorialiste, programmateur et animateur télé, entre autres. Il se dit «libéral», bien que ses positions politiques le placent loin de l'opposition.

Un grand merci à Maxime Vitalievitch pour le temps qu'il m'a consacré et ses réponses ! (Merci aussi à Andreï Tselikov, qui a relu l'ébauche en russe de mes questions.) J'espère que le lecteur prendra autant de plaisir que moi à cette interview.

Maxime Kononenko. Photo issue de son fonds personnel, reproduite avec son autorisation.

Kevin Rotrok : Bonjour Maxime Vitalievitch, je voudrais savoir si l'on peut prouver que les blogueurs russes non issus de l'opposition représentent un mouvement social. Les spécialistes et les journalistes partent habituellement du postulat que les blogueurs n'appartenant pas à l'opposition russe en sont un, même s'ils forment en fait un groupe disparate et peu puissant. Je cherche à savoir quelles conclusions on peut tirer de la partie opposée : ces blogueurs qui ne sont pas dans l'opposition.

L'une des contributions les plus connues sur cette question nous vient du politologue américain Charles Tilly. Il écrit que les mouvements sociaux doivent réunir les facteurs suivants :

  1. une campagne : un effort public collectif soutenu et organisé pour construire des revendications dirigées vers les autorités ;
  2. une forme : le recours à plusieurs des formes suivantes de l'activité politique : création d'associations et organismes spécialisés, de rencontres, d'actions solennelles, de manifestations, meetings, création et diffusion de pétitions et de déclarations vers et à travers les mass medias et les débats ;
  3. une “démonstration de WUNC” : présenter les caractères suivants, de “notabilité” (worthiness), unité (unity), nombre (numbers) et engagement (commitments) de la part des participants eux-mêmes et/ou de ceux qu'ils représentent.

Kevin Rotrok A votre avis, la définition de Charle Tilly convient-elle pour caractériser votre travail de blogueur ? A moins qu'elle ne corresponde qu'en partie à vos activités ? Ou même que les facteurs de Tilly n'aient aucun rapport avec votre façon de bloguer ?

(Je souligne que je pars du principe que l'idée de Tilly ne coïncide pas tout à fait à la réalité de ce que font de nombreux blogueurs. Le WUNC et autres paramètres traditionnels datent un peu, d'avant le phénomène du blogging, qui de toute façon n'investit pas la rue avec banderoles et slogans, mais la sphère virtuelle.)

Deuxième question
Même si vous pensez que les termes de cette définition dans leur ensemble ne caractérisent pas votre façon de bloguer, j'aimerais savoir si certaines parties de sa théorie peuvent s'appliquer dans votre cas.

Troisième question
Enfin, indépendamment des réponses précédentes, je voudrais savoir comment vous percevez globalement le sujet principal de mon travail. Peut-on classifier des groupements de blogueurs comme mouvements sociaux ? Est-ce possible d'un point de vue scientifique, ou bien toute cette initiative se réduit-elle inévitablement à un petit jeu politisé ?

Maxime Kononenko : J'espère que vous comprenez bien une chose de base et d'importance sur la Russie : il y a vingt ans, nous vivions en Union soviétique. C'était une société plutôt particulière, totalement indigente sur le plan de la vie quotidienne, mais malgré tout relativement égalitaire. C'est-à-dire que tout le monde vivait mal mais, pour autant qu'elle concernait tout le monde, cette vie quotidienne indigente ne dérangeait personne en particulier.

Ensuite, de la manière la plus subite (en quelques semaines de l'hiver 1992) tout a changé de façon radicale. Et la société s'est brusquement divisée entre ceux qui ont su s'adapter à de nouvelles conditions antisociales (une minorité) et ceux qui ont continué à vivre comme avant (une écrasante majorité) ; ceux qui ont continué à vivre comme avant enviant beaucoup ceux qui se sont adaptés. Ils enviaient leurs voitures, la métamorphose de leur mode de vie, leurs voyages à l'étranger. Cette envie engendra la colossale tension sociale des années 90, époque où presque tous les revenus se sont trouvés répartis exclusivement au profit de ceux qui s'étaient adaptés (en particulier ces individus que l'on a appelés les «oligarques»).

C'est là que Poutine entre en scène. Et que les prix du pétrole augmentent. Poutine nationalise les entreprises des oligarques. Et dans les entreprises d'Etat, bien sûr, l'Etat prend des parts plus importantes. De plusieurs fois plus importantes que pour ceux entre qui sont répartis les profits. L'appareil bureaucratique est lui aussi multiplié. Tout cela, ajouté à une corruption totale, augmente encore le nombre de gens qui ne retirent qu'une minuscule parcelle du gâteau pétrolier. Et c'est alors que la situation sociale, paradoxalement, a commencé à s'égaliser. L'argent s'est mis peu à peu à arriver dans les régions. Les gens se sont mis à croire aux lendemains (ce qui était impossible sous Eltsine), se sont mis à faire des projets, à élever des enfants, à prendre des crédits, à acheter des voitures, des appartements et à faire construire des maisons. Et depuis lors c'est encore à cela que reste occupée l'écrasante majorité de la population russe : combler le besoin d'obtenir ce dont les gens étaient privés sous le pouvoir soviétique et Eltsine.

A Moscou ces dernières années s'est formée une couche sociale pour laquelle, en gros, le problème de la consommation est résolu. Ce sont, premièrement des gens de l'époque soviétique qui s'en sont sortis dans ces nouvelles conditions. Et deuxièmement, des gens qui n'ont pas souvenir du pouvoir soviétique, mais ont grandi dans le Moscou capitaliste et savent traiter avec. Ce sont ces deux catégories qui forment la base du mouvement actuel qui manifeste dans la rue. Et c'est justement cela qui explique que ce mouvement existe à Moscou et pas en province – la province en est encore à consommer. Une fois rassasiée, la province pourra se laisser gagner par le mouvement de contestation. Mais c'est bien le diable s'il dépasse un pour cent de la population (c'est mon estimation).

Il découle de tout cela que la formule de Charles Tilly ne s'applique pas trop à notre réalité russe. Les revendications collectives envers le pouvoir sont portées chez nous par des collectifs plutôt réduits. Et ces revendications sont presque toujours très utilitaires. La Russie a toujours eu du mal avec le concept d'unité ; après l'effondrement d'une société soviétique relativement unitaire, il n'y a pas eu formation d'une nouvelle société, les gens vivent isolément.

Toutes les études de «la blogosphère opposante» risquent donc de tourner à l'étude d'une communauté assez étroite de gens qui sont liés les uns aux autres par des intérêts communs. Du genre «blogosphère des pêcheurs à la ligne» ou «blogosphère des étudiants de telle ou telle université».

Même chose pour la «blogosphère pro-Kremlin». Pour généraliser, c'est une communauté de gens qui se connaissent du fait qu'ils habitent la même ville (Moscou a beau être une mégalopole, le public des cafés et clubs plus ou moins intellectuels du centre-ville représente tout au plus un gros millier de personnes). De plus, il va de soi que «blogueurs opposants» et «blogueurs pro-Kremlin» se connaissent entre eux et ont bien souvent fait leurs études ou travaillé ensemble. Et que leur façon de «s'opposer» entre eux sur Internet tient en grande partie du jeu.

D'ailleurs, autour de ce noyau de gens qui se connaissent entre eux en gravitent naturellement d'autres, qui font de l'idéologie. Des adeptes, pour ainsi dire. Il y en a d'un côté comme de l'autre, et le noyau de la blogosphère (du côté de l'opposition comme du côté pro-Kremlin) traite ces satellites d'humeur idéologique de façon assez condescendante. Comme des enfants.

Mais il n'y a pas de conflit de supersystèmes.

De sorte que votre hypothèse d'un «jeu politisé» est assez vraie. Pour l'instant, la blogosphère russe n'a pas donné naissance à des mouvements politiques. A des organisations carititatives, oui. A des associations de bénévoles, aussi. Et dans une moindre mesure à des mouvements écologiques. Depuis 2005, un immense chemin a été accompli dans cette direction. Mais pour ce qui est des mouvements politiques, ça ne marche pas. Ils ne sortent pas du cadre des “toussovkas” (groupes de discussion informels typiquement russes) à l'ancienne telles qu'elles se sont formées dans la première décennie du pouvoir de Poutine. De plus, notez bien qu'à la tête de cette «opposition», on trouve surtout des gens qui soutenaient le pouvoir dans ces mêmes années 2000. Et qui ont par la suite, par déception ou lassitude, basculé de l'autre côté. Ceux qui (comme moi) sont restés, loin de constituer une force unie, sont au contraire isolés. pas. C'est une sorte d'exercice intellectuel, si on peut dire, de trouver des arguments pour justifier l'action du Poutine actuel, dans le sens où c'est considérablement plus compliqué qu'il y a ne serait-ce que cinq ou six ans.

Mais globalement, la société russe et la blogosphère qui en dérive sont totalement apolitiques.

Kevin Rotrok : En 2008, Floriana Fossato, John Lloyd et Alexandre Verkhovski ont publié un ouvrage intitulé « Une Toile qui ne tient pas ses promesses » [en anglais]. Leur conclusion est que le gouvernement russe fait ingérence de façon significative dans l'Internet russe et entraîne dans sa lutte contre l'opposition blogueurs pro-Kremlin et «trolls» pour «produire des mécanismes minutieusement éprouvés à des fins de propagande et de manipulation».

Qu'en pensez-vous ? Flossato et les autres disent-ils vrai ? Leur idée (et pas seulement la leur), c'est qu'il existe sur la Toile russe un mouvement populaire naturellement prédisposé à l'opposition. Un mouvement attaqué par quelques «trolls» télécommandés par le Kremlin. Cette interprétation correspond-elle à une réalité ?

Par exemple, il me semble qu'il existe deux possibilités : ou bien (1) il n'y a pas d'humeur populaire et tous les blogueurs politiques jouent simplement la même musique, que quelqu'un commande d'en haut, ou bien (2) les acteurs « pro-Kremlin »/« non-opposants » s'expriment honnêtement, sans manipulation d'en haut. Quel est votre avis à ce sujet ?

Maxime Kononenko : Le monde est multiforme. Il existe sans aucun doute des leaders de l'opinion publique dont la loyauté s'achète. Mais «l'opposition» aussi est investie de la même manière. De plus, cela concerne uniquement les leaders, et ils sont aussi peu nombreux d'un côté que de l'autre. Et s'il suivent parfois des consignes venues d'en haut, c'est en tout cas plus que rare. En général ils ne vont pas contre leur conscience, qu'ils soient d'un bord ou de l'autre. Et quand ils écrivent quelque chose, c'est qu'ils le pensent.

Mais il existe aussi d'autres catégories d'opposants, d'un côté comme de l'autre.

Première catégorie, les combattants engagés. Ceux que vous appelez les “trolls”. Leur combat est comparable à des bagarres de supporters : aussi insensé que passionné. On trouve de ces fans des deux côtés, aussi bien chez Poutine que chez Navalny. Et ce sont justement eux, ces fans, qui produisent l'écrasante majorité des discussions polémiques sur LiveJournal. Ils n'ont aucun besoin d'être dirigés, ils mettent très bien en scène d'eux-mêmes des sujets passionnants (par exemple l'histoire de la hipster enceinte de la place Bolotnaïa).

Deuxième catégorie, les trolls engagés. A la différence des combattants engagés, les trolls engagés vont “troller” tout le monde et n'importe qui. Sur le LiveJournal de Navalny, ils vont “troller” ses admirateurs les plus enthousiastes. Sur celui de Maxime Sokolov, ils vont “troller” les admirateurs de Maxime Solokov. Mais bon, ça n'est qu'une partie de la culture de la Toile. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y a plusieurs sortes d'anonymous. Il y a ceux qui sont contre le gouvernement en général, et puis ceux qui sont contre un autre gouvernement donné (le gouvernement géorgien, par exemple).

Troisième catégorie, ceux qui recherchent des fonds. Là encore, il y en a des deux côtés. Pour autant qu'ils sont financés l'un comme l'autre, on y trouve des enthousiastes qui tentent de vendre aux deux côtés des botnets prêts à l'emploi. Ou même simplement leur blog comme support publicitaire.

Quant au mouvement populaire d'opposition, il existe bel et bien. J'ai parlé de sa nature tout à l'heure. Mais de la même façon qu'existe un mouvement populaire patriotique, et bien plus puissant que ce mouvement d'opposition, même s'il est moins séduisant sur le plan médiatique. Croyez-moi, il y a bien plus sur la Toile de gens en colère contre les voyages des leaders de l'opposition chez les congressistes américains que de gens qui sont certes remontés contre Poutine et son système obsolescent, mais n'iraient pas s'en plaindre à des politiciens étrangers.

Kevin Rotrok :  Ce que vous dites des liens incestueux au sein des « communautés virtuelles » me paraît très intéressant. Si toute la blogosphère joue à la « toussovka », cela signifie-t-il que la majorité des blogueurs voient leur propre activité comme un jeu ? Vous pointez un genre d'«exercice intellectuel» ; ce type d'exercice est-il pour vous de l'ordre du jeu ? Au-delà de son personnage de contradicteur plein d'éloquence, Maxime Kononenko critique-t-il les opposants parce qu'il se sentirait investi d'une sorte de mission ?

Maxime Kononenko : C'est une bonne question. Je ne sais pas pour les autres (les relations avec le contexte actuel sont très complexes, si vous prenez par exemple Marat Helman, Gleb Pavlovski, Marina Litvinovitch, Stas Belkovski), je parle pour moi. Je suis quelqu'un de très libéral. Dans ma jeunesse, mon libéralisme était absolu, mais à mesure que j'ai mûri et suis devenu responsable d'une famille, de mes enfants et parents, mon libéralisme s'est pour ainsi dire coupé du bruyant et vaste monde. Je reste un libéral, mais je ne veux pas d'intersection entre mon monde et celui des idéologues de la révolution qui jettent des pavés sur la police et, d'une façon générale, vont manifester. Mais comme je reste tout de même un libéral, je ne peux pas me permettre de dire : envoyons donc tous ces gens-là en Sibérie. Non. Je me battrai contre ces gens avec les méthodes mêmes qui correspondent à ma structure interne libérale : je les démasquerai et dénoncerai leurs fautes (par exemple l'expérience d'avocat de Navalny). C'est à la fois un jeu et un exercice intellectuel, mais aussi une position politique.

Malheureusement, il y a peu de gens comme moi. Mais il y a d'autres incarnations de la même chose. Prenons Navalny. C'est un homme politique. Son image actuelle : «champion de la lutte anticorruption dans toute la Russie», son quatrième projet politique public. Il y a d'abord eu Yabloko, puis Da-Debaty [Oui ! les Débats], puis le mouvement le Peuple. Trois échecs, même si Da-Debaty a été très populaire et Navalny propulsé à la télé. Et il a pris son rôle d'animateur télé très au sérieux ! Parce qu'il capitalisait dessus et, je le répète, c'est un politicien par nature. Mais les révélations qu'il a faites ont fini par payer. Et lui par acquérir un véritable poids politique.

Maintenant dites-moi : que représentaient Yabloko, Da-Debaty et le mouvement le Peuple pour Navalny ? Un jeu ? Un exercice intellectuel ? Un essai ? Et faut-il prendre au sérieux sa lutte anticorruption alors qu'il a préféré oublier ses trois avatars précédents ? Je ne sais pas.

Et puis n'oubliez pas que tout le monde ou presque se connaît, d'un bord comme de l'autre. Ils ont travaillé ensemble, ont participé à des projets politiques, se sont séparés, ont monté d'autres projets, ont divergé. Rien que sur mes relations avec Marina Litvinovitch, il y aurait de quoi écrire un scénario !

Sans comptez que tous (littéralement, c'est-à-dire chacun) ont des motivations totalement différentes. Nemtsov veut se venger de Poutine parce qu'il n'est pas devenu président. Kasparov travaille ouvertement pour le Département d'Etat [américain]. Kachine hait le régime pour avoir été passé à tabac. Chacun a ses raisons. Et pareil pour ceux qui sont de l'autre bord.

Kevin Rotrok : Une dernière question : pourquoi la blogosphère russe ne donne-t-elle pas naissance à des mouvements politiques, alors qu'elle accouche de mouvements écologiques, d'organisations caritatives ou bénévoles ? Peut-être que vous avez raison et que la société civile russe est encore trop soviétique pour passer à l'activisme, mais pourquoi y a-t-il tout de même des parties de cette société qui se réveillent ? Et pourquoi précisément celles-là ?

Maxime Kononenko : Parce que dans les mouvements bénévoles et les organisations caritatives, en général, il n'y a rien à répartir. Or la question clé pour n'importe quel mouvement politique est la suivante : «Qui est le numéro un ?» Voilà exactement la raison de l'indigence de toutes les coalitions politiques dans la Russie des 10 dernières années. Ils sont incapables de se mettre d'accord sur un numéro un. Mais ces gens-là, qui sont incapables de se mettre d'accord, sont des gens du passé. Ces mêmes Nemtsov, Limonov, Kasparov.

La relève qui se profile est une génération née après l'URSS, celle des jeunes qui ont vingt ans aujourd'hui. Ils voient la vie un peu autrement et peuvent arriver à un accord. De sorte que des mouvements politiques sur la Toile, il y en aura, évidemment. Laissez-leur le temps.

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