Les femmes turques revendiquent de décider pour leur corps

(Billet d'origine publié en anglais le 27 février 2013)

En février dernier, l'homme accusé de viol sur une femme, devant les yeux de son enfant de trois ans, dans la ville de Diyabakir au sud-est de la Turquie, a été remis en liberté par un tribunal turc [turc]. L'accusé, Fatih Nerede, avait déjà des antécédents de viol et de vol. Cette libération a a été décidée suite à la déclaration de l'Institut médico-légal selon lequel : « il n'est pas possible de juger si la victime a été atteinte psychologiquement ou non par le viol dans les premiers 18 mois suivant l'incident ». Cet incident peut sembler choquant mais malheureusement, il n'est pas isolé.

En mai 2012 [turc], N.Y., une jeune fille de la ville de Bitlis, à l'est de la Turquie, souffrant d'un léger handicap mental, a été violée par un homme dénommé S.I. Suite au viol, elle est tombée enceinte. Dans sa déposition, N.Y. a déclaré avoir été violée à plusieurs reprises par S.I., ce qu'elle a caché à sa famille. Elle a fait une fausse couche à six mois de cette grossesse non désirée, et a enterré le fœtus mort. Elle a expliqué son silence par le fait qu'elle avait peur et que S.Y. la menaçait. C'est sa mère, trouvant son comportement suspicieux et inhabituel, qui a découvert la tragédie. Suite aux tests ADN, le rapport fourni par l'Institut médico-légal sur l'incident montre que la probabilité que S.I. soit le père du fœtus s'élève à 99,9 %. L'hôpital psychiatrique de Bitlis a également fait part des dommages psychologiques subis par N.Y. suite au viol. Malgré les rapports et la déposition de N.Y., le tribunal a acquitté S.I., par manque de preuves contre lui.

Et même si les femmes turques peuvent être considérées comme « chanceuses » en comparaison avec les femmes des autres pays musulmans, il n'empêche que leur souffrance demeure extrêmement forte. Une étude de 2009 [anglais] révèle que seulement 40 % des femmes mariées ont rencontré elles-mêmes leur mari et pris la décision de se marier. 50 % des femmes ont ainsi vu leur union scellée par un mariage arrangé. La même étude montre que 35 % des femmes ont été, au moins une fois dans leur vie, victimes de violence physique de la part de leur mari. À l'est du pays, ce nombre s'élève à 40 %.

Un autre problème touchant les femmes turques est qu'elles ne sont pas indépendantes financièrement. En effet, selon le TUIK [turc] (l'Institut turc des statistiques), les femmes représentent seulement 27 % de la population active en Turquie. De plus, les femmes ne sont pas représentées efficacement au Parlement [turc]. Sur 548 députéss, seulement 79 sont des femmes. Et 46 de ces femmes sont issues de l'AKP (le Parti pour la justice et le développement) – le parti au pouvoir. En d'autres termes, seules 33 femmes au Parlement sont issues de l'opposition, c'est-à-dire 6 % à peine du nombre total des députés.

L'AKP, le parti au pouvoir en Turquie, fait lui aussi pression sur les femmes lors de ses discours et dans le cadre de sa politique sur les femmes et les droits des femmes. En 2008 [turc], à l'occasion d'une table ronde autour de la Journée internationale de la femme, Recep Tayyip Erdoğan, le Premier ministre turc, a dit : « Pour continuer d'accroître la population jeune dans notre pays, donnez naissance à au moins trois enfants ».

En 2011 [anglais], Dilşat Aktaş, une manifestante, a été battue et a eu la hanche fracturée suite à l'escalade d'un véhicule blindé de la police. Furieux contre elle, Erdoğan l'a critiquée pour avoir attaqué la police. Cet événement est survenu moins d'un an après l'agression par la police d'une autre manifestante [turc]. L'enfant qu'elle portait a perdu la vie, alors même qu'elle avait supplié les policiers de ne pas lui donner de coup de pied dans le ventre car elle était enceinte.

Fin 2012 [anglais], une autre controverse au sujet des femmes a fait la une des médias. Erdoğan a déclaré : « Chaque avortement est un Uludere ». Uludere ou encore Roboski en kurde, fait référence à l'endroit où un raid aérien de l’armée turque a causé la mort accidentelle de 34 civils kurdes, pris par erreur pour des terroristes tandis qu'ils passaient la frontière pour faire de la contrebande. Ce discours n'a pas choqué que les femmes. À la même période, le ministre de la Santé parlait d'interdire l'avortement : « Ils nous demandent ce qui se passera pour une femme tombée enceinte suite à un viol ? Et bien, si quelque chose de ce genre survient, elle devrait donner naissance à l'enfant et si cela s'avère nécessaire, le gouvernement pourra l'élever ».

La blogueuse Jenny White [anglais] a fait entendre sa voix :

Le plus dérangeant dans ceci est le raisonnement selon lequel la Turquie et l'identité turque disparaîtront de la carte si le taux de natalité n'augmente pas. Ce discours chauvin entre en résonance avec la vision ancienne teintée de racisme d'une identité turque basée sur l'ascendance et la lignée ; un nationalisme basé sur le droit du sang comme en Allemagne. Dans une telle conception d'appartenance nationale, aucune place n'est laissée aux immigrants, aux migrants, ou aux minorités, même lorsqu'ils sont culturellement assimilés. Posez la question aux Turcs de la quatrième génération en Allemagne.

Andrew Finkel [anglais], écrivain et chroniqueur basé en Turquie a écrit :

Le parlement turc a déjà réagi à la voix du maître et envisage de réduire les motifs ainsi que les délais permettant à une femme de demander l'avortement. La Turquie a libéralisé l'avortement en 1983 en réponse aux taux élevés d'interruption de grossesse illégale et de mortalité maternelle. En cas d'augmentation de la mortalité chez les femmes du fait d'un recours forcé à l'avortement illégal, l'étrange analogie établie par Erdoğan avec le massacre d'Uludere pourrait alors se révéler plus juste qu'il ne faudrait.

Un des commentaires postés suite à l'article d’Andrew Finkel [anglais] raconte l'horreur de telles considérations :

@AJBaker : Ce qui est étrange chez les personnes ayant des instincts dictatoriaux, c'est l'idée que la régulation de la fertilité des femmes est une tâche qui leur incombe. Hitler et Staline se sont tous deux opposés à l'avortement et pensaient que les femmes devaient être des poules pondeuses.

Un utilisateur de Twitter, AncienRose, a partagé l'histoire d'une femme qui s'était fait avorter lorsque cela était illégal en Turquie. L'histoire raconte comment un avortement pratiqué illégalement peut être dur et douloureux, mais aussi à quel point les paroles du Premier ministre pourraient se révéler vraies en cas d'interdiction de l'avortement :

@ERIKLIRECEL : « Her kürtaj bir Uludere’dir » : Yasaklı günlerden bir kürtaj hikâyesi » AGOS http://www.agos.com.tr/makale/her-kurtaj-bir-uluderedir-yasakli-gunlerden-bir-kurtaj-hikyesi-205 … @AGOSgazetesi aracılığıyla

« Chaque avortement est un Uludere » Histoire d'un avortement au temps de l'illégalité. AGOS. http://www.agos.com.tr/makale/her-kurtaj-bir-uluderedir-yasakli-gunlerden-bir-kurtaj-hikyesi-205 … par @le journal AGOS

Suite aux manifestations en sa défaveur, l'interdiction de l'avortement n'a pas été adoptée. Les manifestantes se sont rassemblées autour du slogan « benim bedenim, benim kararim » (« mon corps, ma décision »). Un site Web rassemblant les photos des personnes opposées à l'interdiction de l'avortement dans le monde entier a été créé :

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« Mon corps, ma décision » inscrit sur la main d'une femme. Photo issue du site http://www.benimkararim.org/

Voici une vidéo Youtube réalisée par incisozluk (forum social internet turc) en vue des manifestations « mon corps, ma décision » :

 

Les femmes turques ont protesté et ont protégé leurs droits en clamant « mon corps, ma décision ». Mais la route à parcourir reste, semble-t-il, bien longue avant que les femmes soient les seules à pouvoir décider de ce qu'elles veulent faire de leur corps et de leur vie.

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