La sociologie russe dans le collimateur de la justice

La science n'est pas en sécurité en Russie aujourd'hui. C'était, en substance, le message de Lev Gudkov ce matin dans une déclaration publique publiée [russe] sur le site web du Centre Levada, l'une des plus anciennes et plus respectées institutions de recherche russes. L'institut abrite aussi des intellectuels affichant des positions largement critiques du régime de Poutine. Goudkov, qui dirige le Centre, a annoncé que des procureurs de Moscou l'avaient contacté il y a cinq jours, le 15 mai, pour donner un avertissement officiel que son équipe opère en contravention à une loi fédérale récemment forgée qui requiert les ONG actives politiquement recevant des fonds de l'étranger de s'enregistrer auprès de l'administration comme agents de l'étranger.

Goudkov a déposé sur slideshare.net des scans [russe] de l'avertissement officiel du procureur de Moscou, tout comme son propre appel public en défense du Centre Levada. Dans ce dernier texte, Goudkov annonçait que l'application de la loi “agents de l'étranger” au Centre accroît les probabilités que son travail soit interrompu dans un avenir proche. Son communiqyé insiste sur le fait que le financement extérieur ne représente au maximum que 3% des ressources de Levada, et ajoute que le travail de l'organisation scientifique ne se mêle pas de politique.

Russian sociologist Lev Gudkov, 26 January 2008, photo by Andrei Romanenko, CC 3.0.

Le sociologue russe Lev Goudkov, 26 Janvier 2008, photo de Andrei Romanenko, CC 3.0.

Plus particulièrement, l'Etat accuse le Centre Levada d'avoir mené un travail politique entre 2009 et 2012 en échange de dons d'une poignée d'institutions occidentales importantes, dont 150.000 dollars de la Fondation MacArthur, 290.000 de la Fondation Ford, et 337.000 de la Fondation d'aide OSI. (Note aux lecteurs : RuNet Echo est actuellement financé par l'Open Society Institute.) De plus, Levada a exécuté plusieurs études de marché entre 2010 et 2013 pour des organisations étrangères telles que le National Endowment for Democracy (pour 40.000 dollars) et l'Université du Massachusetts (pour 8.000 dollars).

Goudkov conclut tristement :

Следуя логике Предостережения прокуратуры, мы должны были бы прекратить выпуск нашего журнала и закрыть сайт Левада-центра, перестать публиковать, открыто комментировать и анализировать результаты наших опросов в среде специалистов и в публичном пространстве – в СМИ, на семинарах и конференциях, на что согласиться мы не можем.

En suivant la logique de l'avertissement du procureur, nous devrions cesser de publier notre revue et fermer le site du Centre Levada, arrêter de publier, commenter et analyser publiquement les résultats de nos enquêtes à la fois dans la sphère professionnelle et dans l'espace public —dans les média, en séminaires, et dans les conférences. Nous ne pouvons accepter cela.

Sur la page Facebook [russe] du Centre Levada, l'institution a appelé les internautes [russe] à diffuser la déclaration de Goudkov, qui réfute l'accusation selon laquelle le travail sociologique consiste en une activité politique. Lors de la rédaction de cet article, le message du Centre sur Facebook avait attiré 158 “j'aime” et 1.159 “partage.” Plusieurs sociologues importants sont aussi intervenus [russe], critiquant l'amalgame entre étude sociologique et activisme politique. Dans un message [russe] sur Facebook comptant 79 “partage” à lui seul, le sociologue Vladimir Magun faisait allusion à la tradition soviétique de répression contre l'autonomie et l'intégrité de la science :

Какими бы словами и легалистскими аргументами эта постыдная кампания ни прикрывалась, речь идет о войне против современной науки, и ее организаторы и вдохновители должны ясно осознавать, что их имена навсегда войдут в позорный список безграмотных душителей мысли – таких, как Лысенко, Жданов или Трапезников.

Quelques soient les mots et arguments plus ou moins juridiques qui se cachent derrière cette campagne honteuse, c'est un acte de guerre à l'encontre de la science moderne, et ses organisateurs et instigateurs doivent clairement prendre conscience que leurs noms seront à jamais sur la liste ignominieuse des étrangleurs ignorants de la pensée — des hommes comme Lyssenko, Jdanov, ou Trapeznikov.

L'analyste politique et ancien du sérail au Kremlin Gleb Pavlovsky a écrit [russe] sur Facebook pour demander aux responsables des deux autres principaux instituts sociologiques de Russie, FOM et VTsIOM, ce qu'ils pensaient des ennuis judiciaires de Levada. Le directeur du second institut, Valery Fedorov, a répondu [russe] une heure plus tard pour rapporter que VTsIOM avait reçu des avertissements similaires de procureurs d'Etat.

Sur Twitter, les internautes russes  ont fait un concours de bons mots sur l'avertissement des procureurs à Levada. Avec 132 retweets, l'activiste Ilya Iachine semble être en tête, en écrivant :

ВЦИОМ и “Левада” зафиксировали снижение рейтингов Путина и ЕР. Прокуратура зафиксировала снижение шансов ВЦИОМ и “Левады” на существование.

VTsIOM et “Levada” ont établi un déclin dans les cotes de Poutine et de Russie Unie. Les procureurs ont établi un déclin des chances pour VTsIOM et “Levada” de continuer d'exister.

Dans un autre message populaire (qui compte désormais près de 20 retweets), l'opposant Alexander Zalessky a souligné le fait que les principaux concurrents de  Levada, VTsIOM et FOM, sont notoirement proches du Kremlin :

ВЦИОМ сообщает, что после закрытия Левада-центра рейтинги Единой России за неделю выросли на 35%.

VTsIOM rapporte qu'après la fermeture du Centre Levada, la cote de Russie Unie a augmenté de 35% en une semaine.

Tout le monde, cependant, n'a pas rallié la défense de Levada. Le prévisible magazine électronique pro-Kremlin politonline.ru a publié des extraits de la déclaration publique de Goudkov, rajoutant la question [russe] suivante :

Стоп. Директор “Левада-центра” говорит, что иностранные гранты составляют лишь жалкие крохи – от 1.5% до 3% бюджета социологической службы. Но если это такие маленькие средства – почему же “Левада-центр” не готов от них отказаться и работать дальше без статуса “иностранного агента”? Вместо этого Лев Гудков говорит о “закрытии” центра. Вам тоже кажется, что это нелогично или где-то здесь нестыковка?

Arrêtez. Le directeur du Centre Levada dit que les financements extérieurs ne sont que des miettes — entre 1,5% et 3%— du budget de l'institut sociologique. Mais si ces fonds sont si faibles, pourquoi le Centre Levada n'est-il pas prêt à y renoncer et continuer son travail sans le statut d’ “agent de l'étranger” ? Au lieu de quoi, Lev Goudkov parle de “fermeture” du centre. A vous aussi, cela vous semble illogique ou incohérent quelque part ?

Stanislav Apetian, un autre acteur de RuNet, habituellement associé au camp des anti-opposition, a soulevé les mêmes questions sur Twitter, écrivant :

Если в доходах “Левада-центра” иностранные деньги составляют 1,5%, то почему нельзя просто от них отказаться? К чему вопли о закрытии?

Si parmi les revenus du Centre Levada, l'argent provenant de l'étranger ne représente que 1,5%, alors pourquoi ne peut-il pas simplement renoncer à un tel financement ? Quel intérêt de hurler à la fermeture ?

Alors que la plupart des Russes éduqués et avertis d'Internet disent leur dégoût de la répression contre Levada, l'institut devrait faire davantage pour répondre aux objections comme celle d'Apetian. La défense de Levada est-elle d'avoir cessé de recevoir des dons étrangers après 2012, comme son compte Twitter l'indiquait dans un tweet du 20 mai ? Si c'est le cas, pourquoi l'avertissement du procureur mentionne-t-il le financement de l'OSI jusqu'à mi-janvier 2013, et également un contrat d'étude de marché avec des clients étrangers jusqu'en 2013 ?

Le plus important à long terme, cependant, est le probable effet paralysant que les informations d'aujourd'hui auront sur la capacité de Levada à maintenir à la fois clients (et donateurs) et groupes clés de personnes sondées pour ses enquêtes. En effet, dans un entretien [russe] avec Kommersant Radio aujourd'hui, Gudkov a révélé que ses clients comme ses sondés sont déjà de plus en plus réticents à collaborer avec une organisation qui véhicule le bagage politique de Levada.

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