Le potentiel de peur dans la Russie de l'après Navalny

A la veille de sa condamnation à cinq ans de colonie pénitentiaire, Alexey Navalny a blogué sur le poisson-boule. L'opposition aurait tort de se voir comme un banc de petits poissons poursuivis par un gros (le Kremlin), a-t-il écrit sur son blog. Ce n'est qu'un tour du prédateur pour cacher sa faiblesse.

Нынешняя власть – это не здоровая рыбина, это скорее рыба-шар или латиноамериканская жаба, которая при виде опасности раздувает себя с помощью телевидения, показывающего врущих проституток-телеведущих или чудиков из СК в синих мундирах, лопочущих, что они всех посадят. Ну кого они там могут посадить? Ну 20 человек, ну 50. Ну 100, если сильно постараются. Вот и весь страшенный потенциал.

Le pouvoir actuel n'est pas un poisson dominant, il ressemble plutôt à un banc de poissons ou à un crapaud d'Amérique du Sud qui se gonfle en situation de danger, à l'aide de la télévision qui montre des présentatrices-prostituées menteuses ou des timbrés du Comité d'Enquête en uniformes bleus babillant qu'ils vont mettre tout le monde en prison. Qui peuvent-ils donc mettre en prison ? Vingt personnes, cinquante. Cent au mieux, s'ils font de gros efforts. Voilà tout leur potentiel de peur.

Alexey Navalny, screenshot from YouTube.

Alexeï Navalny, capture d'écran de YouTube.

Navalny a envoyé des clins d'oeil et des tweets pendant toute la monotone lecture des 100 pages du verdict, qu'il avait totalement anticipé [anglais}, et la seule faille de sa bravade est apparue lorsqu'il a étreint [anglais} sa femme, Ioulia, avant d'être emmené vers la sortie par les huissiers. Il a essentiellement utilisé les trois heures de l'audience à nourrir son fil Twitter de ses habituelles saillies féroces et jubilatoires.

Il publie un gros plan de Vladimir Poutine hilare, et plaisante :

Такое впечатление, что только мы с ним вдвоем слушаем приговор без ненужной грусти

J'ai l'impression que lui et moi sommes les seuls à écouter le verdict sans tristesse inutile.

Et une fois prononcée la durée de peine de cinq ans (ainsi qu'une condamnation à quatre années pour son co-inculpé Piotr Ofitserov), Navalny a utilisé son dernier tweet pour distribuer ses ultimes recommandations à ses partisans :

Ладно. Вы тут не скучайте без меня. А главное – не бездельничайте, жаба сама себя с нефтяной трубы не скинет.

Bien. Ne vous ennuyez pas sans moi. Et surtout, ne restez pas les bras croisés. Le crapaud ne sortira pas de lui-même de l'oléoduc.

Suite à l’intervention [anglais] inhabituelle du Bureau du Procureur général, Navalny a été remis en liberté moins de 24 heures après avoir été arrêté, jusqu'à ce que sa condamnation devienne juridiquement définitive au courant de l'été. Il y a même une chance qu'il décide de poursuivre sa candidature vouée à l'échec à la mairie de Moscou, un scénario qui ne manque pas d'attraits pour le pouvoir : elle donnerait plus de légitimité à la victoire quasi certaine du maire sortant Sergueï Sobianine.

Le verdict a fait descendre dans la rue plusieurs milliers de protestataires, représentant au moins une petite tranche de l’armée en ligne de Navalny. Serrés sur les trottoirs proches du Kremlin et de la place du Manège (le lieu prévu du rassemblement, fermé juste avant sous prétexte de travaux), ils ont scandé “Navalny est notre maire” et “Navalny, nous sommes avec toi.”

La manifestation n'ayant pas été autorisée par la municipalité de Moscou, les participants risquaient arrestation et amende. Malgré cela, ils ont été nombreux à rester plus de quatre heures sous l'oeil attentif des forces de sécurité, qui en ont certes embarqué par bus pleins mais n'ont pas voulu, en majorité, envenimer la situation.

Pour certains habitués de l'internet russe, cette participation massive était une indication que même avec Navalny derrière les barreaux, le mouvement poursuivra sur sa lancée. Un blogueur de Iekaterinbourg, Dmitri Kolezev, a exulté sur Twitter :

Получается, болотное дело не сработало, никто не испугался

Ça veut dire que l'affaire Bolotnaïa n'a pas marché, personne n'a eu peur.

Un autre blogueur, le designer Artemy Lebedev, a donné voix à l'espoir communément partagé que même en prison, Navalny restera à la barre de l'opposition russe, même si c'est temporairement dans un rôle différent, plus symbolique :

Теперь из жж-юзера, который дает ссылки на государственные сайты и зарегистрированные СМИ, мы получим на ближайшие годы героя, который переплюнет Ходорковского, Магницкого и Пусек. Феерическая тупость власти.

A présent, au lieu de l'utilisateur de LiveJournal, qui met des liens vers les sites gouvernementaux et les sites d'information enregistrés, nous aurons dans les prochaines années un héros, qui surpassera Khodorkovski, Magnitsky et les Pussy Riot. Une féerique bévue du pouvoir.

Navalny a lui même assuré à maintes reprises que le mouvement qu'il a contribué à lancer a suffisamment mûri pour devenir autonome en son absence. Il l'a encore dit dans un billet de blog du mercredi 17 juillet 2013 :

[…] понятно что делать, понятно как делать, понятно на что делать. Главное набраться смелости, отбросить лень и делать. Никакого особого руководства и не нужно, на самом деле.

[…] on sait quoi faire, comment et avec quels moyens. Le plus important est de rassembler le courage, se débarrasser de la paresse et de faire. Pas besoin d'autres directives.

Pourtant, ironiquement, le rassemblement du 18 juillet a montré que l'armée de Navalny aurait besoin de plus d'accompagnement dans son action. L'assistance venue jeudi le soutenir se comptait par milliers et bouillait de colère et de frustration, mais était sans direction et, indubitablement ce soir-là, sans meneur. Manquaient les proches compagnons de Navalny qui l'avaient accompagné à Kirov. Absent, aussi, de la rue et de Twitter, Sergueï Oudaltsov, autre figure de l'opposition qui faisait jadis campagne aux côtés de Navalny, mais a depuis été mis aux arrêts domiciliaires et est lui-même candidat à la mairie de Moscou.

Parmi les présents, le sentiment prédominant en ligne était une sombre résolution mêlée de confusion.

Le photographe et populaire blogueur moscovite Ilia Varlamov a noté que si les manifestants étaient bien pourvus en tracts et auto-collants pro-Navalny (dont beaucoup ont fini sur les murs et portes de la Douma russe) ils étaient moins prêts s'agissant d'un plan d'action :

У людей очень много символики за Навального, хорошо подготовились. Но по-моему, люди не знают что делать.

Les gens ont un tas de matériel pro-Navalany, ils se sont bien préparés. Mais il me semble qu'ils ne savent pas quoi faire.

L'activiste, blogueur et photographe Mitya Aleshkovsky, se demandait :

Я не понимаю что мы тут делаем. кто всем руководит?

Je ne comprends pas ce que nous faisons ici. Qui dirige tout ça ?

Et, illustrant l'inquiétante propension de l'opposition aux chamailleries, le blogueur et journaliste Ilia Azar n'a pu s'empêcher d’ironiser sur sa consoeur activiste et femme d'affaires Alena Popova, parfois considérée comme insuffisamment engagée pour la cause :

Пришел лидер протеста – Алена Попова. Наконец-то люди не одни

La meneuse de la manifestation est venue, Alena Popova. Enfin les gens ne sont pas seuls.

Lorsque le rassemblement s'est dispersé, les avis ont continué à diverger sur son succès.

Kirill Gontcharov, un activiste et blogueur de 21 ans, à la tête des jeunes du parti Iabloko, a twitté avec enthousiasme :

Это лучшее, в чем я участвовал в своей жизни. 100 метров от Кремля, атмосфера солидарности и свободы. Свободу Навальному!

C'est la meilleure [manifestation] à laquelle j'aie participé dans ma vie. A 100 mètres du Kremlin, une atmosphère de solidarité et de liberté. Liberté pour Navalny !

Tandis que quasi simultanément, Ilia Azar grommelait :

Откровенно говоря для акции по поводу посадки лидера оппозиции на пять лет в колонию это полный провал

A parler franchement, pour une action contre les cinq années de camp du leader de l'opposition, c'est un échec total.

Des deux points de vue, la perspective serait bien meilleure avec Navalny de ce côté des barreaux, et pas seulement pour un bref sursis avant une longue réclusion de cinq années.

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