Traductions en “externalisation ouverte” : votre jeu vidéo en Inuktitut

Implantée sur le beau village de Pangnirtung, au Nunavut, la région arctique de l'Est du Canada, Pinnguaq est une initiative de localisation de logiciel: une entreprise spécialisée dans l'adaptation de la programmation informatique aux différentes langues, aux exigences techniques et particularités régionales du marché cible. Le Nunavut, le plus récent territoire du Canada, est aussi le plus vaste et celui dont la population est la plus éparpillée. Conséquence de cette géographie difficile et isolée, la technologie joue un rôle crucial dans la fourniture des services de base.

La mission de Pinnguaq est d'adapter ce logiciel populaire en inuktikut, la langue indigène des Inuits, et de mieux refléter la culture locale. En Juin 2013, ils ont sorti une version en langue Inuktitut du jeu iPad le plus vendu, Osmos.

Pour rendre cela possible, le jeu a été traduit en externalisation ouverte (crowdsourcing). Cette façon de faire, de plus en plus utilisée comme outil de développement international, peut être une stratégie extrêmement et incroyablement efficace pour obtenir de l'information à travers la participation de plusieurs personnes et elle s'est révélée être d'une étonnante réussite.

Pour en savoir davantage sur le rôle des jeux vidéos dans cette région arctique à majorité indigène, nous avons pris contact avec le fondateur de Pinnguaq, Ryan Oliver. Il nous a entretenu sur le potentiel de la technologie numérique et du jeu parmi les Inuits, la puissance et l'importance du jeu dans la langue indigène, et la stratégie de l'externalisation des traductions.

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Rising Voices : Comment a débuté Pinnguaq ?

Ryan Oliver : Pinnguaq a commencé au milieu de 2012 comme résultat de ma passion personnelle pour la programmation et en particulier pour les jeux. Mon fils – et plus récemment ma fille – ont eu un intérêt aux jeux grâce à mes passions personnelles et à l'accessibilité des appareils comme l'iPad pour les enfants dès un ou deux ans. Au même moment il y a des enfants dans la communauté (de Pangnirtung) qui viennent souvent chez nous et jouent avec la grande collection de jeux que nous avons dans notre maison. Je fais de mon mieux pour partager avec mes enfants et leurs amis, l'accès que j'ai aux jeux et à la technologie .

En regardant un enfant jouer un jeu appelé “Inexploré” j'ai réalisé sur la Playstation que jouer, pour la plupart du temps, est vraiment une expérience “de blanc”. Les héros sont souvent blancs (et masculins, d'ailleurs), les histoires viennent de faits historiques occidentaux et les concepts sont directement issus de l'Occident, en particulier la façon dont le blanc de l'Amérique du Nord conçoit la vie telle que définie par les massmédia en particulier le blanc de l'Amérique du Nord et Hollywood durant les 50 dernières années. Ces enfants n'étaient pas en train d'entendre la langue qu'ils parlent à la maison ou à l'école dans ces jeux et ils ne voient pas de manifestation de leur culture à travers les médias qu'ils consomment.

Ceci n'a rien de nouveau. APTN [Réseau de Télévision du peuple Aborigène] était une réponse au manque de médias aborigènes à la télévision, mais il n'y a rien pour les jeux ou la technologie…

Je pense que [Pinnguaq] est une formidable opportunité de montrer aux enfants comment il est possible de réussir et de s'exprimer dans ce secteur d'activité. Le Nunavut est un territoire très artistique et l'expression culturelle et personnelle est ici une seconde nature. Le jeu offre une autre chance de progresser sur l'histoire artistique et des faits dans ce territoire. La pente d'apprentissage est raide (codage), mais il y a de la place dans cette industrie pour les artistes, les conteurs, les animateurs, les acteurs et vraiment n'importe qui. Alors avant tout, Pinnguaq est entrain de dire à Nunavummiut, “Vous avez de la place dans cette activité, il y a des gens prêts à vous ouvrir des portes ici”…

Photograph courtesy of Rachael Petersen

Photo Rachael Petersen, avec sa permission

Quelle est la mission de Pinnguaq ? Pourquoi jouer en langue est important pour les Inuits et les autres communautés indigènes ?

La mission de Pinnguaq a plusieurs facettes. Le plus important est l'adoption de la technologie à promouvoir, la défense et le partage de la culture et des idées des Inuits et du Nunavut à travers le monde. Nous travaillons présentement sur des projets qui utilisent la technologie pour diffuser la langue, la mythologie, et aussi bien plus que des projets de développement à volets économiques comme une application mobile pour faire la promotion touristique dans le territoire. Je peux apporter sur la table une richesse d'expérience et de contacts dans l'industrie de la technologie et c'est mon intention d'apporter cela à Nunavummiut, aux Inuits et à ma communauté pour aider à répandre cette culture et ce territoire dans tous les coins de la terre.

Jouer dans les langues indigènes est quelque chose qui m'excite vraiment et je m'attends à un engouement croissant.

Tout d'abord admettons une chose, ce n'est pas une idée commerciale géniale.

Les jeux peuvent coûter des centaines de millions de dollars à produire, et pour 99,9 % des entreprises là-bas prendre quelques instants sur leur emplois de temps débiles pour traduire un jeu dans une langue qui n'est accessible qu'à une minorité de la population n'est pas quelque chose de concevable dans une industrie basée sur le capitalisme. Cependant, cela ne signifie pas que cela ne devrait pas être fait. Cela signifie simplement que ces entreprises ont besoin d'orientation et de suivi de la part des gens vivant dans ces communautés et les représentant pour aider à s'assurer que la localisation peut se faire au coût minimal de production.

C'est important parce que ces enfants sont en train de consommer ce média, de toute façon. Les enfants au Nunavut sont un matière première lorsqu'il s'agit de jeux comme n'importe quels autres dans le monde. Ils sont branchés à Call of Duty, ils sont obsédés par la Saga Candy Crush sur Facebook, ils vont à l'école en jouant à Mario sur leur DS. Rendre ces mêmes expériences de jeux, là où c'est possible, disponibles dans leur langue est une étape importante dans la validation de la langue pour ces enfants et dans l'assurance qu'ils comprennent que cela a de la valeur en dehors de leur communauté…

Parmi tous les jeux, pourquoi avez-vous décidé de localiser Osmos ?

La réponse la plus rapide est qu'Osmos nous séduit. La plus longue, l'explication la plus détaillée est qu'ils étaient des partenaires très enthousiastes et qu'ils croyaient vraiment à sa valeur intrinsèque. En fait, chaque entreprise que j'ai contactée était enthousiaste et cela m'a vraiment encouragé dans la mission…

Lorsque j'ai exposé le jeu à Hemisphere Games [les fabriquants de Osmos], c'était quasiment instantané. Ils ont immédiatement compris sa valeur pour la communauté ici et étaient soucieux de le soutenir. Au fait, j'ai présenté à trois entreprises en même temps (au cas où quiconque dirait “non”), et toutes les trois étaient entièrement partantes. Osmos a été finalement choisie parce que le dialogue dans le jeu est au minimum et cela a été vu comme un excellent point de départ. Il n'y avait que 300 phrases/termes qui devaient être traduits et c'était un processus technique beaucoup plus facile que ce que cela aurait pu être avec d'autres jeux. Osmos avait du sens et les développeurs n'ont pas hésité une seconde.

[Note de l'auteur: Hemisphere Games a écrit sur tout le processus sur son blog].

La réaction a été très positive. Les gens sont excités qu'il y ait une application en inuktitut dans la boutique App, que la langue se diffuse et gagne en reconnaissance.. Cela n'a été que du positif.

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Pour les autres lecteurs qui peuvent être intéressés par le logiciel de localisation pour leur langue, pouvez-vous expliquer comment vous avez intéressé et fait adhérer les gens aux traductions en externalisation ouverte ?

J'ai eu la chance d'être impliqué dans plusieurs initiatives de communauté et de levée de fonds ici à Pangnirtung et j'ai utilisé des techniques similaires pour faire adhérer Nunavummiut à cette traduction avec un vif intérêt. Le tout a été une affaire de Facebook et de prix.

L'engouement pour Facebook à Nunavut est dingue. Je parierai, par habitant, que Nunavut a une plus forte densité sur Facebook que tout autre province/territoire/état en Amérique du Nord.

Nunavummiut a crée des tas de groupes pour chaque communauté et intérêt et nous sommes constamment en contact les uns avec les autres, les 2 millions de kilomètres carrés de surface physique rendus infiniment petits par la possibilité de se connecter les uns aux autres de façon numérique.

Nous avons lancé la campagne d'externalisation la semaine précédant la sortie du nouveau “iPad Mini”.. et nous avons fait de l'iPad Mini le Grand Prix pour un traducteur participant tiré au sort. J'ai crée un “questionnaire” en ligne qui présentait à l'utilisateur 15 termes du jeu sélectionnés au hasard. L'utilisateur devait juste se connecter, répondre au questionnaire et il était ainsi inscrit pour le tirage de l'iPad Mini. La réponse a été instantanée. Il y en avaient certains qui l'on fait pour soutenir la langue et le concept, il y en avaient d'autres qui voulaient remporter l'iPad. En tout et pour tout 86 personnes ont participé. Le jeu lui-même a été traduit à l'équivalent de 4,5 fois au total. A la fin j'étais capable de fouiner à travers une base de données de traductions, et ensuite je les ai fait utiliser par mon équipe dans Pangnirtung pour choisir les meilleurs expressions. Par la suite nous avons testé le jeu dans des foires commerciales et avec des amis dans la communauté, en modifiant quelques traductions au fur et à mesure.

Quels sont les défis de l'externalisation ouverte des traductions dans un contexte médiatique numérisé ? Comment opérez-vous l'externalisation dans un territoire aussi vaste que le Nunavut ?

[Le] plus important inconvénient est le dialecte. Lorsque vous êtes inclusifs et que vous établissez une traduction de cette manière, vous sollicitez les dialectes et opinions de 25 communautés uniques, chacune avec son dialecte légèrement unique – et dans certains cas extrêmement différent. Si vous observez le document de traduction que nous avons produit, vous verrez vite à quel point les traductions sont différentes. C'est aussi stimulant que difficile. Dans un certain sens, nous avons produit une traduction qui est réellement “Nunavut”. Elle représente chaque dialecte, chaque région.

Au même moment, nous avons effectué une traduction qui sur une base quotidienne, n'est parlée par personne présentement. Je ne peux énumérer le nombre de fois où durant la phase de test bêta nous avons eu des gens disant, “Oh.. bien.. c'est un dialecte différent, mais je comprends ce que vous êtes en train de dire”. Les expériences ont donc été très variées. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure solution. Il aurait été très facile d'embaucher un seul traducteur et de lui faire traduire tout le jeu en un après-midi.

Mais le processus d'[externalisation] était beaucoup plus une affaire de vulgarisation du jeu qu'une opération de production d'une traduction complète. Il s'agissait beaucoup plus de faire prendre aux gens conscience de l'existence sur le territoire de personnes intéressées et voulant localiser les jeux que de s'assurer que la traduction soit la meilleure expression d'un dialecte.

Comme je l'ai mentionné ci-dessous, malgré la lenteur de notre internet, le territoire est très connecté et très technophile. Je n'avais pas de problème du point de vue technique. Les gens ont immédiatement compris le questionnaire et Facebook/Twitter nous ont permis de diffuser le message à chaque coin du territoire en moins d'une heure.

Ryan explique plus loin le processus d'externalisation dans cette vidéo :

Quels sont les défis de la localisation de logiciel en langue Inuktitut en particulier ?

Après que le jeu fut lancé et que la presse commença à couvrir l'évenement, nous avons reçu quelqu'un du Comité de la Langue signalant des erreurs d'orthographe que nous avons faites selon l'officiel “système d'écriture normalisé pour Inuktitut”. Je n'était pas avisé de l'existence d'un tel système.

Une chose que j'ai apprise par des années de travail avec l'Inuktitut et de tentatives de production de documents écrits est que vous ne satisfaites jamais tout le monde. Et même, rarement quelqu'un lorsqu'on essaie de transcrire.

Cela mène à d'autres défis de localisation en Inuktitut. Osmos est un jeu avec tout un texte écrit, et l'Inuktitut est d'abord et avant tout une culture orale. Écrire n'a jamais fait partie de la culture et c'est seulement l'invasion des missionnaires qui mena au système écrit. Ceci étant dit, l'écriture syllabique a été adoptée par la plupart des Inuits et le système d'écriture perdure et joue un rôle dans un territoire de plus en plus occidentalisé. Il est difficile de travailler avec ce système. Sur plusieurs aspects, la localisation aurait été plus facile en la faisant oralement. La langue se prête elle-même à la traduction orale plus facilement. Cependant, elle est aussi très coûteuse et prohibitive en technologie. Le coût de l'enregistrement de quelqu'un qui fait de la voix sur des textes (et de bien le faire), et ensuite d'insérer ceux-là dans un jeu est énorme ; avec une localisation écrite il suffit d'éditer un fichier unique…

Quelle est la prochaine étape pour Pinnguaq ?

Nous avons un certain nombre de projets à développer. Le premier sera le lancement de notre première application originale pour iPad dénommée “Songbird”. Elle devrait sortir en début septembre et va s'atteler à promouvoir la culture et la langue Inuit en enseignant la langue par la musique. C'est un peu une sorte d'expérimentation pour voir s'il est facile (et quels sont les meilleurs moyens) d'enseigner la langue à travers la musique. C'est quasiment fait, nous sommes en train d'effectuer les réglages en ce moment.

Au même moment nous travaillons sur trois nouveaux projets :

  • Inuktitube est un agrégat de vidéos qui va compiler une liste de toutes les vidéos des sites web de partage de vidéos en Inuktitut et les présenter dans une application Inuktitut très facile à utiliser, une application Inuktitut organisée sur l'iPad… un menu avec des catégories de types de vidéo: Musique, Enseignement, Divertissement, Chasse, etc…
  • Nunavut Passport est une application Smartphone de tourisme qui va fonctionner comme “guide de visite virtuelle” pour les visiteurs… Nunavut est notoirement mal équipé en infrastructures et cet applicatif servirait à aider les visiteurs à trouver ce qu'ils veulent trouver et les encourager à visiter de nouveaux endroits dès l'instant qu'ils entrent dans une nouvelle commune.
  • Nous sommes aussi dans les premières étapes de développement d'un jeu totalement nouveau basé sur la culture Inuit/Nunavut et sur la mythologie Inuit… L'objectif est de produire un jeu qui soit totalement accessible et compétitif dans le grand marché public des jeux, mais aussi qui raconte une histoire du Nunavut et le fasse en Inuktitut… En produisant la langue orale Inuktitut, avec des sous-titres en anglais, nous allons exposer les gens à l'Inuktitut sans qu'ils ne s'en rendent compte…

Dans le futur proche (20 Juillet), le Musée de l'Art Inuit Toronto tiendra une exposition dénommée L'Art du Jeu, observant la représentation Inuit dans le jeu et les jeux. Pinnguaq joue un grand rôle dans cela. Songbird and Osmos seront tous les deux des membres de la collection et des oeuvres de l'exposition. Je serai sur place en septembre pour parler du processus de développement de ces jeux et des projets/ et de l'énoncé de mission de l'entreprise.

Pour en savoir plus sur Pinnguaq, visitez leur site, aimez leur page Facebook et suivez-les sur Twitter sur leur compte @Pinnguaq.

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