Immigration : Au-delà des chiffres, des hommes

Ce billet, paru le 26 juillet sur GV en anglais, fait partie de notre série sur l’Amérique latine : voyages de migrants, en collaboration avec le Congrès nord-américain sur l'Amérique latine (NACLA). Plus d'articles et de podcasts à venir.

Voici la première partie de notre entretien avec la journaliste mexicaine Eileen Truax.

La journaliste mexicaine Eileen Truax [espagnol], qui écrit notamment pour la page Voces du Huffington Post, a récemment publié un livre intitulé Dreamers : la lutte d'une génération pour son rêve américain. Migrant Journeys [anglais] l'a rencontrée : elle partage avec nous ses réflexions sur le projet de réforme de l'immigration récemment adopté par le Sénat américain et nous explique pourquoi les “DREAMers” [anglais], qui représentent plus de 65 000 jeunes, arrivés enfants aux États-Unis avec leurs parents immigrés et considérés par l'administration comme des “sans-papiers”, offrent une parfaite illustration de l'apport positif des immigrés aux États-Unis.

Robert Valencia: Parlez-nous de votre livre Dreamers. Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à écrire ce livre ?

Photo courtesy of Editorial Océano

Crédit photo: Editorial Océano

Eileen Truax: Parce que je suis moi-même une immigrée. Je suis née à Mexico et je vis depuis neuf ans à Los Angeles. J'y ai travaillé pour La Opinión, le journal hispanophone le plus lu des États-Unis. Lorsque j'écrivais pour eux sur les questions liées à l'immigration, on m'a raconté des histoires captivantes et émouvantes, certaines à propos de belles réussites, d'autres réellement impressionnantes. C'est ainsi que j'ai commencé à explorer ce thème et notamment la présence des enfants des immigrés, ceux que l'on nomme les DREAMers. À cette époque, ils n'intéressaient pas du tout les médias, mais ils ont toujours existé. J'ai trouvé nécessaire d'écouter plus en détail les histoires spécifiques de ces jeunes, différents en de nombreux points du reste des immigrés. Pour moi, c'est de cette façon que l'on préparera un système d'immigration plus humain. Ils sont américains, sauf qu'il leur manque les papiers qui le montrent.

RV: Souvent, les médias se font l'écho de la rhétorique anti-immigration. Pourquoi cela selon vous ?

ET: Trop longtemps, j'ai pensé que c'était par manque de sensibilité. Mais récemment, j'ai découvert que c'est dû à l'absence de mise en perspective de la question. On a tendance à parler de l'immigration en général, comme d'une donnée générique qui devient brusquement abstraite : 11 millions de personnes. Mais quelle singularité y a-t-il dans ce chiffre ? Quel est son aspect humain ? On ne peut pas donner une âme à une entité abstraite. C'est la raison pour laquelle nous avons le devoir de raconter au moins l'histoire d'un immigré. Il faut oublier ce nombre de 11 millions et parler plutôt de cette personne qui est entrée aux États-Unis sans papiers, sans connaissance de l'anglais. Comment peut-elle survivre au départ si elle ne connaît personne, si elle n'a nulle part où dormir et qu'elle est sans permis de travail ? Si l'on parle d'une famille, comment font les enfants, qui ne parlent pas anglais, pour aller à l'école ? De cette façon, on découvre une série d'histoires et les défis que ces personnes ont dû relever ainsi que leurs efforts pour surmonter de “petits Everests” au quotidien. Donner aux gens les moyens de comprendre le drame personnel que vivent les immigrés, c'est permettre à leur sensibilité de s'exprimer. Ceci afin de ne pas oublier qu'au final ce sont des êtres humains dont on parle, des personnes qui bénéficieront d'une réforme de l'immigration.

RV: Janet Napolitano a démissionné de son poste de Secrétaire à la Sécurité Intérieure. Pendant son mandat, d'importantes mesures en faveur des DREAMers ont été prises, tel que la suspension des expulsions pour deux ans renouvelables grâce à laquelle ils peuvent obtenir un permis de travail. Dans quelle mesure son départ a-t-il un impact sur le mouvement en faveur des immigrés ?

ET: Il y a deux points à prendre en compte. Premièrement, c'est que l'importance de ce changement va dépendre de qui va remplacer Janet Napolitano et de la continuité – ou du changement de cap – qui sera donnée à la politique de cette administration. Cela dépendra aussi des conceptions de la nouvelle équipe. Ma seconde remarque concerne le nombre de reconduites à la frontière : bien que Janet Napolitano se soit fait entendre sur un certain nombre de thèmes, nous avons vu ces dernières années le plus grand nombre de mesures d'éloignement dans l'histoire des États-Unis et l'on ne peut pas dire que 400 000 reconduites par an soit une quantité négligeable. Le gouvernement a pour le moins une attitude ambivalente. Barack Obama a pris position en faveur des DREAMers et du mouvement des immigrés plus généralement mais il est cependant à la tête d'un système qui a orchestré ces renvois massifs. Il faut donc attendre de voir qui va prendre le poste et si cela va amener un changement d'orientation par rapport aux politiques actuelles.

RV: Ann Coulter, figure médiatique du mouvement conservateur américain, a déclaré que donner des papiers à 11 million de personnes mettait en danger l'avenir du parti républicain, impliquant ainsi que ceux qui en bénéficieraient voteraient en faveur des démocrates en signe de gratitude, pour avoir fait passer la loi. Croyez-vous qu'il soit prudent de cataloguer ainsi la communauté Latino alors qu'elle n'est certainement pas faite d'un seul bloc quant à ses préférences politiques ? Qu'en pensez-vous ?

Eileen Truax, photo courtesy of René Miranda

Eileen Truax, photo de René Miranda

ET: On ne peut pas focaliser l'attention sur les partis politiques lorsqu'on parle d'une réforme de l'immigration. Ce qu'il faut comprendre, c'est le besoin d'une réforme de l'immigration qui soit juste, selon une approche prenant en compte les droits humains et la justice pénale, et non la traiter comme un butin partisan ou une victoire capitale pour un parti en particulier. Nous ne pourrons pas être justes sans changer notre approche. Le thème de l'immigration doit avoir comme base le respect des droits humains. Si l'on utilise ces 11 millions de personnes comme une récompense politique, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre pays, dans notre société, et ceux qui font les lois ne remplissent pas leur devoir correctement. La réforme de l'immigration doit avoir comme but de donner une certaine sécurité politique aux 11 millions d'immigrés qui sont déjà là et qui font partie de notre société ; et, en tant que société, nous avons le devoir de protéger tous nos membres. De tels commentaires nous éloignent de l'objectif de la réforme. De plus, c'est une préoccupation prématurée et opportuniste : une fois la loi approuvée, il faudra 13 ans pour qu'une personne concernée puisse acquérir la citoyenneté.

RV: On a vu une certaine opposition à cette réforme au sein de la Chambre des représentants, menée par le républicain John Boehner (Ohio). Peut-on être optimiste alors même qu'il est possible que la réforme soit enterrée  par cet organe ?

ET: Actuellement, rien n'est sûr : même les membres du Congrès ne savent pas exactement ce qui attend la réforme et comment elle va progresser dans les prochains mois. Je pense qu'après les vacances parlementaires d'août on connaîtra plus clairement les positions de chacun, lorsque les législateurs seront retournés dans leurs circonscriptions respectives. J'espère que leurs électeurs sauront leur rappeler d'une part les raisons pour lesquelles ils les représentent au Capitole et d'autre part leur droit à leur dicter la position à adopter sur la question. Je refuse de parler d'optimisme car les perspectives ne sont pas claires.Toutefois, je crois que nous nous trouvons à un tournant et que tout le monde a son rôle à jouer. Malgré les points de cette réforme qui nous déplaisent et ses spécificités, le fait même d'avoir un projet concernant une réforme de l'immigration est une chance à côté de laquelle personne ne peut passer. Les militants et les organisations ont le devoir de se rassembler en un front uni tandis que les journalistes doivent aborder les différentes facettes du sujet pour rappeler aux hommes politiques et à la société qu'il ne s'agit pas seulement de la militarisation de la frontière. N'oublions pas qui sont ceux qui vont en bénéficier et les caractéristiques de ces différents groupes : certaines parties de la loi s'intéressent aux agriculteurs, d'autres aux DREAMers, etc., et il y a le risque d'oublier ces aspects. Il y a beaucoup de points particuliers dans ce projet de plus de 1 000 pages, on ne peut donc pas centrer les débats uniquement sur la sécurité de la frontière.

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