La musique que le Brésil ne veut pas que vous écoutiez

Girls dance at a baile funk party in Rocinha,  the largest favela in Rio de Janeiro. Photo by Flickr user Balazs Gardi NC-CC-ND 2.0

Des filles dansent lors d'une fête de baile funk à Rocinha, la plus grande favela de Rio de Janeiro. Photo de l'utilisateur de Flickr Balazs Gardi NC-CC-ND 2.0

En marge de la Coupe du Monde au Brésil, des rappeurs de gangsta funk censurés continuent au rythme des bruits de coups de feu à parler de ce que le pouvoir tente de cacher : l’extrême violence qui règne dans les favelas, ainsi que la ségrégation sociale et le racisme qui l’accompagnent.

Si vous êtes au Brésil, vous n’entendrez probablement pas les versions les plus explicites et les plus emblématiques de ces chansons à la radio. Ce genre de musique est proibidão, interdite, dans tout le pays et tire son origine des favelas de Rio de Janeiro.

Les autorités disent que ces paroles interdites “glorifient ou font l’apologie de la violence liée aux drogues et des gangs” dans les favelas et que ces chansons aident à recruter de nouveaux membres de gangs. Un discours avec lequel sont en désaccord les musiciens de gangsta funk : leurs paroles évoqueraient leurs vies quotidiennes dans les favelas, et seraient une forme de protestation.

« Si vous êtes né dans une favela, et que vous êtes ici pour témoigner de ce qui se passe vraiment dans cette communauté, alors vous devez assumer fièrement ce que vous dites », a déclaré le rappeur MC Frank dans le documentaire « Funk is culture – Music Politics in Rio de Janeiro ». Frank a été arrêté avec 5 autres rappeurs en 2010.

La police s’est appuyée sur deux articles du code pénal sur “les troubles à l’ordre public” pour inculper et emprisonner les rappeurs. L’article 286 sur « l’apologie des crimes ou des criminels » et l’article 287 sur « l’incitation au crime » prévoient des amendes et entre 3 et 6 mois d’emprisonnement.

Outre les relations difficiles qu’entretiennent les rappeurs de gangsta funk avec la loi, les bailes, des fêtes de funk organisées dans les favelas, connaissent une longue histoire de criminalisation et de décriminalisation à Rio de Janeiro.

A la recherché du funk prohibé au Brésil

Les chansons les plus explicites censurées par les pouvoirs publics sont difficilement accessibles en-dehors des favelas. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne sont pas disponibles. En plus d’être sur YouTube, quelques chansons ont été adaptées en « versions plus appropriées » pour le grand public.

Une version éditée d’une chanson interdite, Rap das Armas (Les Armes du Rap), a été incluse dans la bande-originale du film Troupe d’Elite. Les bruits des coups de feu ont cependant été supprimés dans la version cinématographique :

Voici la version censurée :

La grande répression de 2010

En novembre 2010, la police militaire de Rio a fait une descente dans le Complexe Alemão, le plus grand espace de rassemblement dans les favelas. MC Frank, MC Smith et trois autres rappeurs de gangsta funk ont été arrêtés, lors de l’une des plus grandes répressions de ces dernières années.

MC Smith in screen shot from film Grosso Calibre

MC Smith dans une capture d'écran du film Grosso Calibre

Cet épisode a donné lieu à deux documentaires et à un budget digne d’un film d’action. Le documentaire Grosso Calibre est la version écourtée du film Proibidão, dans lesquels le rappeur MC Smith est le personnage principal. Il a également participé en tant qu’acteur et consultant à Alemão, récemment sorti en salles. Ce film revient sur la descente de police dans le complexe du même nom, en 2010.

MC Smith l’affirme: « J’ai été arrêté pour mes idées ». Il a été emprisonné pendant 15 jours puis a été relaxé. Sur le blog Funk Nerotico il évoque ainsi cet épisode : 

“Tenho uma resposta para isso (para a situação que viveu). Não pagar o mal com o mal. Eu poderia ter me revoltado, virado criminoso, e não foi isso que aconteceu. Enquanto todos estavam me tachando como bandido, eu estava ali como revolucionário. Nelson Mandela precisou ficar 27 anos preso para ser reconhecido. Se um dia for para eu perder minha vida em prol do que eu faço, tudo bem. Eu não estou aqui para ser milionário e nem ser conhecido até os 90 anos. Eu estou aqui para ser história, para virar matéria de escola. Essa é a minha pegada. Eu quero deixar um legado”.

J’ai mon idée sur ce que j’ai vécu. On ne doit pas rendre le mal pour le mal. J’aurais pu me révolter, devenir un criminel, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Quand tout le monde disait que j’étais un hors-la-loi, je me transformais en révolutionnaire. Nelson Mandela a dû rester emprisonné 27 ans avant d’être reconnu. Si je perds la vie en faisant ce que je fais, très bien. Je n’ai pas prévu de devenir millionnaire ou célèbre avant mes 90 ans. Je suis ici pour écrire l’Histoire, pour devenir une leçon qui sera enseignée dans les écoles. C’est mon plan. Je veux laisser un héritage.

Le funk censuré et les factions criminelles

D’autre part, Paul Sneed, universitaire et militant, atteste que les chansons interdites ont été utilisées par le groupe criminel Comando Vermelho, afin de renforcer son hégémonie dans la favela. Selon lui, les membres de cette faction criminelle sponsorisent les bailes et les utilisent comme plateforme pour mettre en scène leur pouvoir. Ils font aussi la promotion de la production du rap clandestin comme « Bandido de Cristo » (Bandits du Christ), en enregistrant des concerts et des CD illégaux.

Plusieurs factions criminelles contrôlent des bailes car ils se déroulent dans les favelas. Ce qui ne veut pas dire que seul le funk censuré est joué durant ces bailes. Bien que les bailes soient financés par des dealers, de nombreux thèmes sont abordés dans les chansons funk, dont des œuvres interdites, mais pas seulement.

Les débuts du funk brésilien

Le funk américain est devenu populaire à Rio dans les années 1970. Il a progressivement trouvé un style typiquement brésilien, avec des paroles portugaises appelées funk carioca [anglais]. Les bailes qui proposent du funk carioca sont apparus dans les années 80. En 1992, des fans de funk ont été tenus pour responsables d’une rixe générale sur la plage d’Arpoador, à Rio. En conséquence, les autorités ont fermé les clubs de bailes. La musique a peu à peu migré vers les favelas, hors du contrôle de la police, devenant un funk proibidão, ou interdit.

Selon Palombini, chercheur spécialiste en musique qui témoigne sur le site proibidao.org, dans les années 80, un chanteur soul du nom de Gerson King Combo a enregistré une chanson, Melô do Mão Branca, interprétée par un officier de police au téléphone qui disait :

Ratatá! Papá! Zim! Catchipum! são sons que você tem que acostumar, essa é a música que toca a orquestra do Mão Branca, botando os bandidos pra dançar

Ratatá! pan pan zim Catchipum! [tandis que les coups de feu résonnent], ce sont des sons auxquels vous devrez vous habituer, c’est la musique de l’orchestre de Mão Branca qui fait danser tous les gangsters.  

Mais c’est seulement en 1995 que le funk prohibé est devenu un genre à part entière, lorsque MC Júnior et Leonardo, avec Cidinho et Doca, ont rendu le son des mitrailleuses, des pistolets, des carabines et des grenades populaires à travers leurs chansons. Tous ces rappeurs ont dû comparaître au tribunal à la même époque.

Ces tentatives pour criminaliser le funk ont débuté avec le funk carioca, en 1999, et se poursuivent avec sa version interdite.

Les lois contre les bailes de Rio

Rio de Janeiro connaît une longue histoire de lois interdisant et protégeant les bailes. En 1999, une Commission d’Etat d’Enquête Parlementaire a été créée dans le but d’enquêter sur le baile funk qui augmenterait la violence, les drogues et les comportements déviants des jeunes. De cette investigation est née, en 2000, la première loi qui oblige à désigner des responsables pour l’organisation de bailes. Quatre ans plus tard, une loi initiée par Alessandro Calazans, membre du congrès, annula la loi prohibant les activités liées au baile, faisant ainsi du baile funk une activité culturelle populaire.

En 2008, une nouvelle loi révoqua la précédente et créa des règles plus strictes à l’encontre des bailes, désormais appliquées aux raves. Parmi les huit nouvelles restrictions figure l’obligation d’engager une entreprise autorisée par la Police Fédérale, afin de prendre en charge la sécurité lors des bailes et des raves. En 2009, cette loi a aussi été révoquée et une autre, la loi 5543, élaborée par Paulo Melo et le membre du congrès Marcelo Freixo, a été adoptée. Elle définit le funk comme un mouvement musical et culturel populaire, et déclare que tous les problèmes associés à celui-ci doivent être traités par les organes de l’Etat liés à l’art. Elle interdit également la discrimination et les préjugés sociaux, raciaux et culturels à l’encontre du funk.

A l’heure actuelle, la plupart des bailes de Rio de Janeiro sont à l’abri de la loi, mais les rappeurs de funk censurés restent sur le fil du rasoir, en raison de la loi sur les troubles à l’ordre public.

Emilio Domingos et Sheila Holz ont participé à ce reportage.

Cet article a été commandé par Freemuse, le principal défenseur des musiciens du monde entier, et Global Voices pour Artsfreedom.org. L’article pourra être republié par des médias non commerciaux, s’ils font mention de l’auteur Debora Baldelli, de Freemuse et Global Voices.

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