Le projet de loi tunisien sur la cyber-criminalité qui sonnerait le bond en arrière des droits de l'Internet

Connu par une fuite, un projet de loi tunisien sur la cyber-criminalité [pdf, arabe] donne des indices que les accomplissements importants du pays dans le domaine des libertés de l'Internet pourraient bientôt appartenir au passé.

On ignore si le texte, révélé le 23 juillet, est une rédaction définitive. Et tout autant, si l'Assemblée nationale constituante aura le temps d'examiner ou adopter la loi, puisque de nouvelles élections législatives sont fixées au 26 octobre. Le projet n'a pas encore été soumis à l'Assemblée, mais il fait tiquer les internautes tunisiens.

L'avocat Kaïs Berrjab a tweeté :

Les dispositions larges et vagues rendraient possible la violation des droits à la protection de la vie privée et de la liberté d'expression.

L'article 24 prévoit six mois d'emprisonnement et une amende de 5.000 dinars tunisiens (environ 2.500 euros) pour quiconque utilise “les systèmes d'information et de communications pour difuser des contenus montrant des actes obscènes et contraires aux bonnes moeurs.” L'emprisonnement atteint trois ans si le contenu en question “incite à la débauche”.

L'article 25 punit de cinq ans d'emprisonnement et 50.000 dinars d'amende quiconque “utilise délibérément un système d'information pour traiter les données personnelles d'autrui, pour les relier à un contenu contraire aux bonnes moeurs ou les présenter d'une manière qui pourrait nuire à la réputation ou porter tort à l'honneur.” On imagine aisément l'usage qui pourrait être fait d'une telle loi contre les blogueurs ou journalistes écrivant sur les activités des hommes politiques.

Le chapitre quatre sur “les mesures de sécurité publique et de défense nationale” donne aux Ministres de la Défense et de l'Intérieur des pouvoirs étendus et incontrôlés d'accès, de collecte et d'interception des données de communications sans contrôle judiciaire. L'article 30 stipule :

Les autorités publiques en charge du maintien de l'ordre public et de la défense nationale peuvent à titre exceptionnel, et en conformité avec les dispositions du chapitre quatre de la présente loi, accéder aux données stockées dans les bases de données publiques ou privées, collecter le trafic des communications ou intercepter, copier et stocker le contenu des communications pour prévenir le crime organisé et le terrorisme […]

Aux termes de l'article 31, les Ministres de l'Intérieur et de la Défense peuvent autoriser par écrit l'accès aux données d'identification des usagers et de recueil des données de trafic.

Le projet de loi prévoit encore de lourdes peines pour les activités en lien avec le hacking malveillant. Six ans de prison et une amende de 50.000 dinars sanctionnent quiconque reconnu coupable de “délibérément empêcher le fonctionnement d'un système d'information par l'introduction, l'envoi, la détérioration, la modification, l'effacement, l'annulation ou la destruction de données informatiques.”

Les raisons d'être de ce projet de loi

Le projet de loi sur la Criminalité dans les Communications et l'Information a été élaboré par le précédent gouvernement provisoire d'Ali Laarayedh. De fait, l'ex-ministre des Technologies de l'information et de la communication Mongi Marzouk avait affirmé à plusieurs occasions que ses services travaillaient à un tel texte.

Le but est de consolider le cadre juridique dans lequel opère l’Agence Technique des Télécommunications [en anglais] (mieux connue sous ses acronymes ATT ou A2T).

L'ATT a été créée par décret (n° 2013-4506) en novembre dernier avec la mission d'apporter un appui technique aux enquêtes judiciaires sur la “cybercriminalité”. A ce jour, il n'existe pas en Tunisie de texte juridique définissant cette notion de “criminalité de l'information et de la communication.” Un vide juridique que ce texte voudrait probablement combler.

En juin, Jamel Zenkri, le directeur général d'ATT a déclaré au magazine tunisien Webdo :

Pratiquement, tout l’arsenal juridique nécessaire est déjà en vigueur. Il reste cependant une loi relative à la cybercriminalité qui sera bientôt élaborée.Cette loi définira exactement les différents crimes de l’Internet, et en fixera les peines. Elle apportera, aussi, plus de précisions quant aux obligations de l’ATT, lesquelles ne sont pas bien fixées. Par exemple, le décret ne détermine pas la période durant laquelle l’ATT doit conserver les données à caractère personnel avant de le détruire.

Le “Patriot Act” de la Tunisie ?

La création de l'Agence Technique des Télécommunications et la rédaction d'une loi sur la cybercriminalité interviennent à un moment critique, alors que l'armée et la police tunisiennes affrontent la menace sécuritaire croissante de groupes islamistes armés affiliés à Al-Qaida au Maghreb Islamique. La semaine dernière encore, ces groupes ont mené une attaque meurtrière contre l'armée tunisienne dans la zone montagneuse de Chaambi à la frontière algérienne, tuant quinze militaires.

Après l'attaque, une cellule de crise gouvernementale a donné instruction au Ministre de l'Enseignement supérieur et des TIC de “prendre les dispositions nécessaires pour confronter les pages de médias sociaux incitant à la violence et au terrorisme,” et les officiels ont réitéré leurs appels à filter et surveiller l'Internet.

cartoon by Willis from Tunis: a cyber police officer tells an Internet user “This is to protect you from evil terrorists”.

Dessin de Willis from Tunis, utilisé avec permission.

Lors d'une conférence de presse le 17 juillet, le ministre de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, a déclaré que l'Internet “reste en-dehors du contrôle de l'Etat.” “Nous travaillons actuellement à activer l'Agence Technique des Télécommunications pour détecter ces cellules qui cherchent à recruter et former des jeunes par Internet, et Skype en particulier.”

“Cette agence sera aussi chargée de contrôler et censurer le cyberespace,” a ajouté le ministre.

Il faut préciser qu'aux termes du décret 4506, l'ATT n'est chargée que de la surveillance des communications. Le décret ne dispose nulIement que cet organisme doit pratiquer le filtrage de contenu quel qu'il soit.

Le président de l'ATT Jamek Zenkri a dit que son agence ne cherche pas à pratiquer le filtrage d'Internet. “La censure de l'Internet n'est pas une prérogative de l'ATT,” précisait-il. De fait, la loi tunisienne ne crée aucune entité responsable du filtrage d'Internet. L'Agence tunisienne de l'Internet (ATI) y était obligée sous le règne de Zine el-Abidine Ben Ali en dépit du vide juridique, mais l'appareillage technique de cette activités a été reconfiguré depuis.

Progrès menacé

Au long des trois années qui ont suivi le renversement du dictateur Zine el Abidine Ben Ali, la Tunisie a avancé à grands pas dans les libertés de l'Internet. Les gouvernements provisoires ont montré un ferme engagement à faire cesser la censure d'Internet, malgré les tentatives de filtrer la pornographie en ligne et les appels à censurer les contenus incitant à la violence et au terrorisme. En juin 2012, la Tunisie avait accueilli la conférence de la Liberté en ligne après avoir rejoint la même année la coalition des Etats “engagés à faire progresser la liberté d'Internet”.

L’adoption en janvier de la nouvelle constitution qui interdit “la censure prélable” et intègre les droits à l'accès aux réseaux de communication, à la protection des données personnelles et à la liberté d'expression a aussi représenté une avancée significative, qui a placé la Tunisie en pointe de la région Moyen-Orient sur ces questions.

Mais le manque de volonté politique pour mettre au rancart les lois répressives de l'ère Ben Ali, s'ajoutant à la mise en place hâtive de lois concernant les usagers sans consultation publique, mettent tous ces progrès en danger.

Raed, un membre du Parti Pirate de Tunisie, a tweeté [arabe] :

Si cette loi est adoptée, ce sera la fin de l'Internet tel que nous l'avons connu et aimé en Tunisie.

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