Russie : Après les violences, l'opposition remet sa tactique en question

Les manifestations de masse de l'opposition russe contre Vladimir Poutine du 6 mai 2012 ont généré pour la première fois des violences de masse. Manifestants comme policiers ont annoncé des blessés par dizaines, dont plusieurs de chaque bord ont dû être hospitalisés. Les multiples aspects et détails de la “Marche du Million” de Moscou (qui en a compté le dixième, selon les estimations les plus hautes) font d'ores et déjà l'objet de discussions illimitées, tournant généralement autour de la responsabilité des heurts. Pourquoi le rassemblement de dimanche dernier place Bolotnaïa, lieu de deux précédentes manifestations pacifiques, s'est-il terminé pour les Moscovites dans le sang et les empoignades ?

Heurts entre policiers et manifestants à Moscou. (6 May 2012) Photo ALEXEY NIKOLAEV, copyright © Demotix.

Une des principales pierres d'achoppement pour interprétater les événements a été la décision de l'organisateur Sergueï Oudaltsov de mener une occupation hors de la place, une provocation pour les uns, et pour les autres une riposte nécessaire à la contrainte policière.

Le journaliste et célèbre blogueur Oleg Kachine a publié un article [en russe] dans les heures qui ont suivi les affrontements, approuvant l'occupation, et remerciant Oudaltsov et Alexeï Navalny (qui y avait aussi pris part) pour avoir infusé une nouvelle énergie au mouvement contestataire. Dans l'article, Kachine comparait la situation de l'opposition à celle du héros du film russe de 1994 “Soleil trompeur“, un général soviétique naïf trahi par le stalinisme et arrêté par la police secrète. Le héros de ce film s'était conduit comme si l'Etat était juste, jusqu'à être frappé au visage par un agent du NKVD. En laissant tomber les orateurs habituellement modérés des manifestations antérieures, Kachine défend que la “Marche du Million” a réussi à révéler la vraie nature des autorités russes d'aujourd'hui :

Но что знаю точно — что если бы это был митинг, как в марте на Пушкинской или на Новом Арбате, мне было бы за него стыдно, хоть я к нему и не имел никакого отношения. Но Удальцов, Навальный и прочие сели на асфальт, и, благодаря этому, мне теперь стыдно за то, что меня не было рядом с ними.

Mais ce que je sais parfaitement, c'est que si ç'avait été un rassemblement comme ceux de mars place Pouchkine ou au Nouvel Arbat, il m'aurait fait honte, bien que je n'aie eu aucun rapport avec lui. Mais Oudaltsov, Navalny, et d'autres se sont assis sur le bitume, et à cause de cela, j'ai honte maintenant de pas avoir été à côté d'eux.

L'attitude de Kachine, l'adoption de tactiques plus conflictuelles, sont partagées par beaucoup, y compris l'éternel dissident et personnage controversé Edouard Limonov, qui a déclaré [en russe] avec soulagement sur son blog de LiveJournal : “Enfin le [mouvement] de contestation s'est radicalisé,” pour conclure : “Après ce qui s'est passé aujourd'hui, il ne fait plus aucun doute (au cas où quelqu'un en aurait encore eu) qu'une Révolution est en marche en Russie.” Le blogueur d'opposition et préféré de Navalny, Vladislav Naganov, s'est surpassé dans le ton alarmiste qui le caractérise en intitulant son dernier billet de blog [en russe], “C'est la guerre,” comparant les affrontements de hier à l'invasion de l'URSS par les Nazis en 1941.

Dans un commentaire [en russe] sur le site Snob.ru, l'opposante affichée Elena Panfilova, directrice de Transparency International Russie, a contesté la version des meneurs de la manifestation, en affirmant que l'occupation était d'évidence planifiée et non une riposte à la restriction par la police de l'accès à la place Bolotnaïa.

[…] немаленькой группы людей, был план продемонстрировать свою силу, показать, что они могут делать все, что считают нужным. […] Я пришла как наблюдатель от Общественной палаты и увидела, как огромное количество людей, пройдя всю Якиманку, поворачивает на Болотную. И на повороте стало видно, что организованные колонны остановились посредине моста и не сворачивают. Их обтекали справа и слева “неорганизованные”, а они стояли. В этот момент стало ясно, что у стоящих людей есть план: продемонстрировать силу протестного движения […].

[…] c'était le plan d'un groupe nombreux de gens pour démontrer leur force, montrer qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils considèrent nécessaire. […] J'y étais en observatrice de la Chambre sociale, et j'ai vu l'énorme quantité de gens qui s'écoulaient rue Yakimanka et tournaient dans Bolotnaia. Au tournant, il est devenu visible que les colonnes organisées de gens s'arrêtaient au milieu du pont [Malyi Kamennyi] et ne tournaient pas. Les [manifestants] ‘inorganisés’ les contournaient à droite et à gauche, et eux restaient là. A ce moment, il est devenu clair que ceux qui restaient là avaient un plan : faire la démonstration de la force du mouvement protestataire […].

“Ils ont trompé les gens !” explique Panfilova, reprochant aux organisateurs de la manifestation une mise en scène  délibérée qui inonderait la foule d’ “adrénaline.”

La vedette russe, récemment gagnée à l'opposition, Xenia Sobtchak a aussi donné son avis sur l'occupation, bien que n'ayant pas pris part à la manifestation de hier. “Je vais dire ouvertement,” a-t-elle écrit [en russe] sur son blog, “pourquoi j'ai décidé de ne pas y aller : parce que je savais d'avance que l'objectif principal était de se tenir sur le pont, de charger les lignes de la police, et de mener un sit-in.” Faisant écho aux critiques de Panfilova, Sobtchak a affirmé son attachement à la résistance non-violente et à la “perestroïka” graduelle, rejetant la radicalisation des tactiques de contestation.

Les incidents de la “Marche du Million” de Moscou, qui certes mettent aux prises opposants et militants pro-Kremlin, vont aussi exacerber les frictions internes parmi les contestataires anti-Poutine. Que des figures de premier plan contestent ouvertement le mérite de méthodes plus conflictuelles atteste de l'engagement de l'opposition dans la discussion transparente, mais les fissures que cette ‘radicalisation’ approfondit déjà pourraient s'avérer plus un affaiblissement qu'une consolidation.

Xenia Sobtchak, pour sa part, garde espoir dans les pouvoirs salvateurs de l'Internet, et écrit sur LiveJournal, “Mère de Dieu, je te prie, envoie à Poutine un ordinateur — c'est la dernière chance qui nous reste.”

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