Russie : Les déclarations de Grigori Yavlinski divisent l'opposition

[Les liens sont en russe] Le 10 mai, Grigori Yavlinski a exprimé dans son Live Blog une opinion qui allait faire polémique : le récent durcissement de l'opposition russe, tentée par une confrontation plus directe, ne serait pas de bon augure pour la démocratie.
Yavlinski, né la même année que Poutine, est un vieux briscard de la politique russe. Il a joué un rôle clé dans les premières années post-soviétiques, en mettant en place les bases du passage à l'économie de marché. Dès les années 90, il a pris la tête du parti politique libéral-démocrate Yabloko (la Pomme). Même s'il n'est plus représenté à la Douma depuis 2007, Yabloko est toujours un parti officiel, souvent taxé d'indulgence et de compromission avec le pouvoir. Sous Poutine, il reste un “cas” à part des autres formations politiques, traditionnelles ou non.

Grigori Yavlinski, économiste et politicien, 15 janvier 2011. Photo Skilpaddle, CC BY-SA 3.0; Wikimedia Commons.

Fidèle à la tradition mouvementée de Yabloko, le billet du
10 mai en a affligé beaucoup et conforté quelques-uns. Bien que Grigori Yavlinski fasse un éloge appuyé de la bravoure des manifestants et juge le gouvernement (qui a falsifié les élections, favorisé la corruption et les détournements de fonds, etc.) “pleinement responsable” des événements, beaucoup n'ont retenu que sa critique du mouvement contestataire. Lenta.ru a ainsi publié un article intitulé “Yavlinski déclare que les manifestations ne servent à rien”.

Ce qui inquiète Grigori Yavlinski dans les nouvelles formes que prend la contestation moscovite, ce sont d'abord les incitations à la violence, et aussi un détachement perceptible par rapport à la politique. Il écrit ceci :

При этом я считаю, что если у организаторов есть расчет на то, что жестокость омоновцев будет мультиплицировать количество желающих с ними сражаться, то это неверный расчет. Опыт Триумфальной показывает, что мультипликации не получится. Наоборот, люди перестанут ходить на митинги и шествия, если там льется кровь, если их там избивают. Неужели кто-то полагает, что можно чего-то добиться лобовым столкновением, гражданской войной?
[…]
САМИ ПО СЕБЕ ГРАЖДАНСКИЕ МИТИНГИ, АКЦИИ, ГУЛЯНИЯ И ПРОЧИЕ ФЛЕШМОБЫ, ПРИ ВСЕЙ ИХ ЧЕЛОВЕЧЕСКОЙ ДОСТОЙНОСТИ, ПОЛИТИЧЕСКИ НИЧЕГО НЕ ИЗМЕНЯТ И В СИЛУ СВОЕЙ БЕСПОМОЩНОСТИ БУДУТ ЧАСТО ПЕРЕРАСТАТЬ В ДРАКИ И СХВАТКИ. Разрастание насилия сделает ситуацию во всех отношениях гораздо хуже.

J'estime que si les organisateurs pensent que la brutalité des OMON (1) va multiplier le nombre de ceux qui ont envie de les affronter, ils font un mauvais calcul. Les événements de la place Triumphalnaïa (2) montrent qu'elle ne multiplie rien du tout. Au contraire, si le sang coule, s'ils se font taper dessus, les gens n'iront plus manifester. Qui croit vraiment qu'on va y arriver par un conflit frontal, voire une guerre civile ?
[…]
En elles-mêmes les actions citoyennes, manifestations, MARCHES et autres flashmobs, malgré toute leur légitimité, ne changent rien politiquement et sont vouées par leur impuissance même à dégénérer en bagarres et affrontements. L'expansion de la violence ne fait qu'empirer la situation sous tous rapports.

Comme alternative à de telles formes d'expression, il préconise une réponse “personnelle, pragmatique, idéologique, organisée, professionnelle, morale et POLITIQUE”, affirmant qu'une approche sur le long terme est la seule option réelle.

Надо начинать заниматься серьезной политикой , выигрывать выборы и брать власть. Долго? Да, шесть лет очень долго, но раньше и мы ничего не успеем. И следует понимать – альтернатив будет не одна, а три: левая, демократическая и националисты. Какая победит – скажет народ.

Il est temps de faire une politique sérieuse, de gagner les élections et de prendre le pouvoir. Est-ce que ce sera long ? Oui, six ans, c'est long, mais avant nous n'aurons pas le temps. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'y a pas une, mais trois alternatives : de gauche, démocratique, ou nationaliste. Laquelle l'emportera ? C'est le peuple qui le dira.

Les réactions ont été partagées. Certains blogueurs se sont “lâchés”. Un internaute anti-Poutine, i_l_d, a tout simplement commenté : “Mais va te faire mettre, Yavlinski.” Le nationaliste sinn-fein-front triomphe :

Ну вот и Явлинский, отчисливший Навального за национализм, в своем блоге на Эхе Москвы признал националистов равноценной силой протеста. Что ж, отрадно. Один за одним падают бастионы русофобии в публичной политике

Ce bon Yavlinski, après avoir exclu Navalny [du parti Yabloko] pour nationalisme, reconnaît donc les nationalistes comme partie intégrante de l'opposition. Ça fait trop plaisir. Les bastions de la russophobie dans le monde politique tombent un par un.

Le blogueur célèbre Roustem Adagamov, faisant suite à l'article de Lenta.ru précédemment cité (et non au texte original de Yavlinski), a tweeté ceci :

Вот и Явлинский! http://lenta.ru/news/2012/05/10/yavl/ “Надо начинать заниматься серьезной политикой” Вау, а 16 лет до этого—это что было?

Sacré Yavlinski ! [lien avec l'article de Lenta.ru] “Il faut se mettre à faire une politique sérieuse.” Dingue ! Et pendant ces 16 ans, c'était quoi ?

Quant à Dmitri Ivanov, satiriste politique de la web TV Caramba.TV.ru, il est sans pitié :

Явлинский заявил о бессмысленности митингов. Митинги заявили о бессмысленности Явлинского

Yavlinski déclare que les manifestations ne servent à rien. Les manifestations déclarent que c'est Yavlinski qui ne sert à rien.

Malgré cette avalanche de quolibets, Yavlinski, qui irrite autant les pro-Kremlin que les opposants, a encore quelques soutiens sur la Toile russe. Certains de ses partisans sont facilement identifiables. Ainsi, le vice-président de la section moscovite de Yabloko, Ivan Bolchakov, reproche aux critiques d'avoir sorti les propos de Yavlinski de leur contexte :

И каким же надо быть простачком (или сознательным дискредитатором?), чтобы этот смысл извратить до “Явлинский – против митингов” и фактически приравнять заявление Явлинского к позиции Путина его дружков!?

Il faut être sacrément ingénu (ou mal intentionné ?) pour interpréter que “Yavlinski est contre les manifestations”, ce qui met sa déclaration sur le même plan que les prises de position pro-Poutine !?

Vladimir Milov, autre célèbre politicien de l'opposition, vice-ministre de l'Energie en 2002, fait lui aussi partie des personnalités qui ont désapprouvé publiquement les affrontements. Sur Twitter, il a publié une critique modérée du journal Lenta.ru et manifeste son soutien à Yavlinski :

Вот образчик типичного наглого хипстерского вранья http://www.lenta.ru/news/2012/05/10/yavl/ а вот оригинал, с которым я полностью согласен http://gr-yavlinsky.livejournal.com/43985.html

Voilà un tissu de bobards typique d'une certaine insolence branchée [lien vers Lenta.ru], et voici un original [lien vers le Live Blog de Yavlinski] avec lequel je suis entièrement d'accord.

Depuis les élections législatives, entre décembre 2011 et février 2012, l'opposition russe a connu une poussée de popularité reléguant au second plan les politiciens professionnels comme Yavlinski et Milov, qui ont consacré leur carrière (ou leur activité) à réformer progressivement la société et le gouvernement russes. Une politique de consolidation perçue par ses détracteurs comme une collaboration avec le régime, et par ses partisans comme une approche réaliste et concrète.
L'évolution actuelle du mouvement de protestation a élargi le fossé entre politiciens populistes et politiciens pragmatiques. La polémique autour du billet de Yavlinski apparaît donc comme le symbole d'un divorce croissant entre les tenants de l'Ancien et du Nouveau – même si des protagonistes comme Milov sont plutôt jeunes (il aura 40 ans cet été). Bien sûr,  l'âge n'est pas la question, mais le tempérament et les choix tactiques. Changer le système en douceur “de l'intérieur” (avec le côté ingrat des objectifs à long terme) ou bien, pour reprendre les termes de Yavlinski, faire le choix plus violent d'un “conflit frontal” ?

(1) Equivalents des CRS. (2) Au lendemain des élections, le 5 mars, une manifestation place Triumphalnaïa, à Moscou, a dégénéré en affrontements.

 

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