Stop ou (cherche) encore ? La liste noire de l'Internet russe est ouverte

[Les liens de cet article sont en russe, sauf mention contraire.] La nouvelle loi russe qui fait planer sur l'Internet une menace de censure est entrée en vigueur le 1er novembre 2012. Selon ses directives, les fournisseurs d'accès doivent mettre sur liste noire les ressources en ligne dont le contenu relève de la pédopornographie ou de l'incitation à l'usage à des stupéfiants ou au suicide. L'énumération de tous les sites Web portés sur la liste noire est disponible sur le portail Roskomnadzor, l'organisme d'Etat dévolu au contrôle des médias. On y trouve aussi un formulaire en ligne permettant aux internautes de dénoncer de nouvelles infractions.

Bien que le site et la liste noire n'aient que deux semaines d'existence, depuis le lundi 12 novembre, ils ont réussi à attirer l'attention de nombreux blogueurs et internautes russes. La raison en est le blocage de l'un des sites les plus populaires. Casus belli, le site russe “Lurkmore” [Lurk more, ou lurk moar, en anglais “cherche encore” : vieux “mème” utilisé pour signifier à celui qui pose une question qu'il pourrait chercher lui-même la réponse], sorte de Wikipédia consacré à la culture Internet et aux mèmes, qui compile des articles au style irrévérencieux et truffés de mots du langage “geek”.

Extrait d'un article humoristique de Lurkmore sur la censure du Net. Capture d'écran, 14 novembre 2012.

La culture Internet russe se développe en grande partie dans les pas de son homologue anglophone. Lurkmore, par exemple, est la version russe de l’Encyclopedia Dramatica (ED) [en anglais], site comparable et plus ancien en anglais. Comme l'explique l'ED :

Русскоязычный сайт “Лукоморье” был создан, потому что никто из русских не хочет разговаривать на Ё…М АНГЛИЙСКОМ, но смешные статьи хотят читать все.

Le site russophone Lurkmore a été créé parce que personne chez les Russes ne souhaite discuter dans ce F…G ANGLAIS, alors que tout le monde veut lire des articles marrants.

Évoluant dans le petit monde du web russe, Lurkmore a été fondé et mis à jour par des participants à des forums de partage d'images tels que 4chan.org. (même si le sulfureux 2ch.ru a été fermé en 2009, voici une liste des meilleurs forums de partage d'images). Autrement dit, l'influence étrangère est incontournable, vu que la plupart des tournures argotiques utilisées sur Lurkmore sont des calques de l'anglais.  Par exemple, “suddenly” (comme dans “suddenly, cats!”) a été traduit par “внезапно” [soudain], et “delivers” (comme dans “Anonymous delivers!”, en français, Anonymous assure) par “доставляет” [fournit]. Curieusement, ces deux exemples sont des traductions littérales, qui n'ont aucun sens spécialement argotique en russe.

Depuis la création du site, vers 2008, ce genre d'argot d'emprunt s'est répandu à toute vitesse sur l'Internet russe. Néanmoins, ce qui fait tout le prix de Lurkmore, ce sont ses articles sur les phénomènes Internet et le folklore spécifiquement russes. Outre les mèmes, le site rend publics des renseignements sur des personnalités du Web et des blogueurs, ce qui en fait une ressource inestimable en termes d'informations et de ragots sur les VIP du web russe. Ce qui n'empêche pas l'emploi d'un humour cru.

C'est bien sûr cet humour qui fait la popularité de Lurkmore. Sa cote [en anglais] sur Alexa est bien plus haute que celle de l'Encyclopedia Dramatica. Ce qui ne manque pas d'impressionner, si l'on tient compte de son moindre potentiel en termes d'audience (russophone). Le site est aussi beaucoup plus populaire que l'Adsurdopedia, un autre wiki russe humoristique. Cette disproportion explique peut-être pourquoi le web russe s'est ainsi enflammé le 12 novembre, quand Lurkmore s'est vu bloqué pour un article sur la drogue, alors que personne n'a bronché quand, une semaine auparavant, le 3 novembre, l'Absurdopedia a été bloquée pour l'article “Comment réussir son suicide”.

Lurkmore et l'Absurdopedia ont été débloqués aussitôt après avoir retiré les articles contrevenant à la loi (à noter qu'une copie de l'article sur le suicide restait disponible sur un site miroir de l'Absurdopedia). Et, bien que Lurkmore soit resté bloqué moins d'une journée, ce laps de temps a suffi pour semer la panique. Oleg Kozyrev, blogueur de l'opposition et ex-candidat au Conseil de coordination, n'a pas hésité à rédiger aussitôt un post intitulé “C'est l'Internet russe qu'on assassine en direct”.

Dans son post, Kozyrev dit que la nouvelle loi engendre un degré élevé d'imprécision et d'imprévisibilité pour les développeurs Web, ce qui ne sera pas sans avoir de fâcheuses conséquences :

А теперь скажите, после всех этих странностей с беспорядочным блокированием ресурсов, какой безумец захочет вкладывать деньги в российский интернет? […] Заметим, теперь уже не важно – в зоне ru находится проект или в зоне com  – отключают ведь не столько сайт, сколько аудиторию. Это означает, что стартовать в русскоязычном интернете отныне почти невозможно и как минимум очень рискованно.

Et maintenant dites-moi, après toutes ces bizarreries dans le blocage anarchique des sites, quel dingue va avoir envie d'investir dans l'Internet russe ? […] Remarquez, ça n'a plus d'importance pour un site d'être en domaine .ru ou .com ; ce n'est pas tant le site qui est pénalisé que le public. Ce qui veut dire que démarrer sur l'Internet russophone est presque impossible, et à tout le moins très risqué.

Selon Kozyrev, n'importe quel site peut désormais se faire bloquer pour une seule et unique page contrevenant à la loi, et cela constitue une menace en premier lieu pour les réseaux sociaux.

L'un de ces réseaux sociaux, Twitter, est devenue une soupape d'expression pour les mécontents, avec ce nouveau hashtag #listedemerde. L'internaute @kafka_chan a finement fait remarquer:

Когда в #говнореестр внесут одновременно весь вконтактик и весь рутрекер, в этой стране и случится революция.

Quand le tout VKontakte [sorte de Facebook russophone] et RuTracker vont se retrouver sur la #listedemerde, alors il va y avoir la révolution dans ce pays.

Si bizarre que cela puisse paraître, alors que VKontakte, le clone de Facebook, est hors de danger, cette semaine RuTracker, le principal forum russe de partage de fichiers, se retrouve sur la liste noire au côté de la très populaire bibliothèque en ligne Lib.rus.ec. Bien que les deux sites soient des repaires de pirates, c'est en vertu de la nouvelle loi qu'ils se retrouvent en liste noire, et non en vertu de celles qui régissent la propriété privée. RuTracker a été bloqué pour avoir diffusé “L'Encyclopédie du suicide”, Lib.rus.ec. pour avoir diffusé une copie du “Livre de recettes de l'anarchiste”. En guise de châtiment pour cette brimade, les activistes du forum de partage d'images ont mené avec succès une attaque DDos contre le site Web de la Ligue pour un Internet sécure, un organisme de contrôle que beaucoup accusent d'être à l'origine de la nouvelle loi.

Malgré cette attaque contre la Ligue, beaucoup d'autres sites ont atterri sur la liste noire. Le Parti pirate de Russie en a fait le compte. Il semble que quelques-uns d'entre eux aient été fermés pour des raisons valables. Par exemple, le site “Mélanges aromatiques et poudres licites”, qui diffuse ces substances, est à l'évidence un point de vente en ligne de stupéfiants.

La mise sur liste noire d'autres sites a provoqué encore plus de persiflages que celle de Lurkmore et RuTracker qui, au moins, ont été bloqués en conformité avec la lettre de la loi. Témoin le forum russe du site internationalement populaire destiné aux Multijoueurs en ligne de jeux de rôle, MMORPG Eve Online. Il s'est fait bloquer pour un article expliquant comment gérer sous drogues et stimulants virtuels des personnages virtuels dans le cadre du jeu. Le Gosnarkokontrol, Service fédéral de contrôle du trafic des stupéfiants, qui a réclamé la fermeture de la page, s'est sans doute contenté de lire le titre de l'article en question, “Conduite sous l'emprise de drogues”, sans s'aventurer dans les détails.

Ilya Ponomarev à la “Marche des Millions” de moscou, le 12 juin 2012. Photo : Sergueï Koukota, CC 2.0.

Ces gaffes grossières donnent de la loi une image plus ridicule qu'elle ne l'est en réalité. C'est l'avis de Danila Lindele, l'attaché de presse du député de la Douma et partisan des listes noires Ilya Ponomarev. Sur son blog, Lindele fait cette remarque pessimiste:

Людей, которые возмущены ситуацией вокруг Луркоморья и вообще интернет-цензурой, не так много. Лично я вообще только вчера узнал о существовании этого сайта.

Les gens qui s'émeuvent de ce qui se passe avec Lurkmore et de la censure de l'Internet en général ne sont pas si nombreux que ça. Personnellement, j'ai appris hier l'existence de ce site.

Même si tout le monde ne partage pas forcément l'avis de Lindele, qui considère la censure comme un phénomène politique, il n'en reste pas moins que suite à ce fiasco, Lurkmore n'a fait qu'élargir son audience (sa cote Alexa a fait un bond de plus de mille points dans les dernières quarante-huit heures). En tout cas, si l'on en juge par la confiance qui s'exprime sur son compte officiel Twitter, le site Web envisage son avenir sous un jour des plus optimiste :

Официальная позиция: мы все-таки надеемся вернуть удаленные научно-популярные статьи.

La position officielle : nous espérons quand même remettre en ligne les pages de vulgarisation scientifique retirées.

En quoi ils ont sans doute raison. Peut-être qu'un jour sera rendu aux Russes le droit de lire des articles humoristiques sur la marijuana. En même temps que reviendront sans doute aussi les déclarations sur “le RuNet qu'on assassine”, qu'elles soient fondées ou non.

 Ndlt : Il semble que la série de gaffes du RoskomNadzor (l'organisme de surveillance des médias russes) continue à l'heure où nous mettons cette traduction en ligne. En effet, le mercredi 21 novembre, YouTube a figuré pendant une heure sur la “liste noire” des sites Web au contenu interdit par la loi russe. Le RoskomNadzor plaide une erreur technique…

 
Source : le courrier de Russie

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