Les musiciens russes et ukrainiens coincés entre guerre, discours hargneux et interdictions

Andrei Makarevich wears a ribbon with the colors of the Ukrainian Flag in the March of Peace in Moscow on March 15th. Image taken from Wikimedia Commons

Andreï Makarevitch arbore un ruban aux couleurs du drapeau ukrainien lors de la Marche de la Paix à Moscou le 15 mars. Photo : Wikimedia Commons

Le concert donné par le chanteur russe Andreï Makarevitch à la Maison de la Musique de Moscou le 25 septembre a été interrompu par le parti nationaliste non enregistré “Autre Russie” aux cris de “Traître !” avec jets d'oeufs, lancers de tracts et vaporisation de gaz au poivre dans la salle.

Makarevitch s'est récemment produit à Donetsk, ce qui, en regard des tensions nationalistes de plus en plus agressives attisées par le conflit russo-ukrainien, a suffi à le marquer comme sympathisant de l'Ukraine aux yeux des activistes pro-Russes. L'évolution du conflit transforme les frontières politiques en frontières culturelles, au grand dam des artistes des deux bords.

Les artistes russes dénoncés

Les scènes musicales russe et ukrainienne ont toujours été imbriquées. Les jeunes artistes ukrainiens montaient à Moscou en quête de célébrité et de fortune, tandis que les célébrités russes faisaient des tournées en Ukraine. Les deux nations ont toujours été reliées par la culture, les langues et l'histoire. Mais alors que le discours nationaliste s'échauffe, ce sont les échanges culturels qui souffrent.

En compagnie d'artistes ukrainiens, Makarevitch, à la tête du célèbre groupe russe de rock Machina Vremeni (Time Machine), a donné début un août à Donetsk un concert devant les enfants de réfugiés.

La ville de Donetsk, en Ukraine orientale, se trouve au centre du conflit de cet été entre la Russie et l'Ukraine, depuis sa prise par les séparatistes pro-Russes en avril. Malgré le cessez-le-feu déclaré en septembre, les affrontements violents se poursuivent.  

Rentré en Russie, Makarevitch a raconté son voyage dans une tribune pour le magazine russe Snob, qui a allumé des débats enflammés dans les mass média pro-Kremlin. Les titres ont accusé Makarevitch de se produire pour les troupes d'occupation ukrainiennes.  Des personnalités russes connues ont utilisé leurs plate-formes pour le dénoncer publiquement.

Joseph Kobzon, un chanteur et homme politique russe emblématique assène :

И говорить о том, что демократия позволяет каждому иметь свое мнение… Свое мнение – да, но демократия не позволяет быть предателями своей страны.

Vous dites que la démocratie autorise chacun à avoir son opinion. Son opinion – oui, mais la démocratie n'autorise pas à être traître à son pays.

Le député russe Evgueni Fiodorov a suggéré que Makarevitch se voie retirer toutes ses récompenses publiques. Un autre député, Dmitri Livintsev, a proposé de l'expulser du pays.

“Andreï Makarevich travaille depuis longtemps avec les fascistes. Il y a longtemps qu'il a fait son choix, lorsqu'il s'est mis du côté des ennemis de la Fédération de Russie”, a déclaré Fiodorov au journal Izvestia. 

Quand Naché Radio, organisatrince du festival de rock Nachestvié, a annoncé que Machina Vremeni se produirait au concert de clôture, son site web a été inondé de commentaires furieux et d'appels au boycott. (Nachestvié quant à lui a connu une importante fréquentation militaire, avec chars, soldats en uniforme et un poste de recrutement.) 

Après trois semaines de ce harcèlement, Andreï Makarevitch a écrit une lettre ouverte à Vladimir Poutine lui demandant de “stopper ce sabbat [de sorcières]'”. Et il a reporté sa tournée prévue en Ukraine, alléguant de raisons de santé.

Notchnye Snaipery, un autre célèbre groupe russe de rock, n'est plus le bienvenu dans plusieurs villes russes depuis que Diana Arbenina, sa meneuse, s'est vue reprocher ses sympathies avec les Ukrainiens. Diana Arbenina est convaincue que son concert d'octobre à Vladimir a été annulé parce que son groupe s'est produit à Kiev en juillet. Au moins neuf concerts de ses concerts ont été annulés ces derniers mois.

Lors de son concert à Kiev Arbenina avait dit 

Я за то, что бы нас не могли разлучить и поссорить наши народы […] Меня никто об этом не просил, но мне кажется, что сейчас очень правильно перед лицом Всевышнего попросить прощения за своих коллег, за тех людей, которые играют рок-н-ролл и, которые почему-то вас до сих не поддержали в страшное для Украины время

Je suis d'avis que rien ne peut nous séparer ni brouiller nos peuples. […] Personne ne me l'a demandé, mais aujourd'hui il est juste que je demande pardon devant le Tout-Puissant pour mes collègues, pour ces gens qui jouent du rock-and-roll, et qui pour quelque raison ne vous ont pas encore soutenus dans ces temps terribles pour l'Ukraine.

Après l'annulation de ses concerts dans toute la Russie, Diana Arbenina a publié un message vidéo sur YouTube. 

Elle y affirme : 

Причини по которому это случилось очень разные. потекла крыша. был ремонт в клубе. плошадку внезапно забирали под другие городские нужды. и все ето конечно же вранье. я хочу вам сказат што мы все равно приедем. ждите нас пожалуйста, мы делаем все што би ситуация стала нармални, штобы те политические брены которые вешают мне на голову закончилес. 

Les raisons [de l'annulation de mes concerts] sont variées : le toit qui fuit, les réfections du club, le plateau subitement occupé pour d'autres besoins de la ville. Et bien sûr ce ne sont que mensonges. Je veux vous dire que nous viendrons quand même. Attendez-nous s'il vous plaît, nous nous ferons tout pour que la situation redevienne normale, pour que ce délire politique s'arrête. 

Les artistes ukrainiens bannis de Russie

Inversement, des députés russes ont exprimé leur volonté d'établir une liste d'artistes ukrainiens indésirables en Russie.

Au printemps dernier, Okean Elzi, un groupe ukrainien, et Lyapis Trubetskoï, un groupe biélorusse, ont joué en Russie. Tous deux ont été accusés de soutenir le mouvement Euromaïdan, malgré les dénégations réitérées de ces artistes.

Vopli Vidoplyassova est un groupe ukrainien célèbre tant en Russie qu'en Ukraine depuis 1986. En août dernier, ses concerts ont été annulés à Moscou. Oleg Skripka, le frontman du groupe, a raconté les ennuis du groupe à la radio Echo Moskvy, parlant d'une grave maladie qu'il faut supporter :

Мы в Россию ездить не можем. У нас были запланированы два концерта — на Кубани и в Москве. Их отменили, потому что мы украинцы.

Пока это похоже на бред, но потом все устаканится.

Nous ne pouvons pas aller en Russie. Nous avions deux concerts prévus dans le Kouban et à Moscou. On les a annulés parce que nous sommes Ukrainiens. 

Pour le moment ça ressemble à du délire, après ça va se tasser.

La réaction ukrainienne

La classe politique ukrainienne a elle aussi pris en marche le train de la haine. Dans un entretien récent, Bogdan Tchervak, directeur du service de la politique de l'information du Comité d'Etat ukrainien de la radio-télévision, a indiqué que les interprètes russes et leurs chansons pourraient bientôt être bannis des ondes ukrainiennes.

“[C'est répugnant que] les [radios] diffusent principalement les concerts des soi-disant ‘vedettes’ russes, dont beaucoup sont déshonorées par leur soutien public à la politique expansionniste agressive de Poutine. [Ils ne] dissimulent [pas] leur haine de notre patrie”, a déclaré Tchervak à la Komsomolskaya Pravda d'Ukraine.  

Anton Gerachenko, conseiller au Ministère de l'Intérieur, a écrit sur son mur Facebook :

Мы сейчас со своей стороны готовим список по запрету въезда в Украину около 500 российских деятелей одобривших аннексию Крыма и раздел Украину.

И я считаю правильным не давать им зарабатывать денег на концертах и выступлениях в Украине – пусть едут выступают в Крым перед чайками на пустых пляжах.

Nous préparons de notre côté une liste d'interdiction d'entrée en Ukraine d'environ 500 artistes russes qui ont approuvé l'annexion de la Crimée et la division de l'Ukraine. Je trouve qu'il n'est pas juste de les laisser gagner de l'argent avec des concerts et des spectacles en Ukraine. Qu'ils se produisent en Crimée devant les mouettes sur les plages désertes.

Les nationalistes ukrainiens ont reproduit les attitudes de leurs homologues russes en traitant la célèbre chanteuse ukrainienne Ani Lorak de traîtresse quand elle a obtenu deux récompenses musicales en Russie en mai dernier. Les contestataires ont boycotté ses concerts et défiguré les affiches avec son portrait. Lorsqu'Ani Lorak a enregistré une chanson patriotique du célèbre compositeur ukrainien Ivassiouk, les militants d'Euromaïdan l'ont accusée de vouloir “exploiter le sang”.

En mai, les militants de Maïdan ont interrompu son spectacle dans la ville ukrainienne d'Odessa et essayé de forcer l'entrée de la boîte de nuit où elle se produisait. Plus de 200 policiers armés ont été appelés à la rescousse contre les assaillants, et il y a eu des échauffourées.

Gerachenko a écrit un article approfondi sur Facebook au sujet de l'incident, où il dit désapprouver la conduite de Lorak à propos de la Russie mais pour en conclusion prendre la défense de Lorak et des policiers :

Я не считаю вину Ани Лорак настолько большой, чтоб не давать ей выступать в Украине. Она несколько мне известно не делала заявлений о поддержки аннексии Крыма или раздела Украины, а только поехала на награждение какой то музыкальной премией в мае этого года. Считаю, что казнить ее за это нельзя.

Je ne trouve pas Ia culpabilité d'Ani Lorak si grande qu'il faille l'empêcher de se produire en Ukraine. Que je sache elle n'a pas fait de déclarations approuvant l'annexion de la Crimée ou la division de l'Ukraine. Elle est juste allée à une cérémonie de prix musical en mai. Je pense qu'elle ne doit pas être exécutée pour ça.

[affrontements au Club Ibiza – video sur YouTube de l'utilisateur ClikaTV] 

Le conflit entre Russie et Ukraine déborde les limites de la simple opération militaire : en ce moment même, la guerre se mène dans les média, sur internet et dans les sphères de la culture. Les liens historiques entre les deux pays sont tellement étroits que le conflit est à beaucoup d'égards une guerre civile. La diabolisation mutuelle des créateurs montre à quel point la guerre est entrée dans les têtes. 

Cet article est une commande de Freemuse, le principal défenseur des musiciens dans le monde, et de Global Voices pour Artsfreedom.org. L'article peut être reproduit par les médias non-commerciaux, en créditant l'auteur Masha Egupova, Freemuse et Global Voices avec un hyperlien vers l'original.

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