Le Kremlin déclare la guerre aux mèmes

A declaration of war on Internet memes. Edited by Kevin Rothrock.

Une déclaration de guerre aux mèmes internet. Illustration Kevin Rothrock.

Les censeurs russes viennent de décréter illégale l'une des formes les plus populaires du mème internet. Selon le Roskomnadzor, le cerbère des médias russes, il est désormais hors la loi d'utiliser des photos de célébrités dans un mème “lorsque l'image [obtenue] n'a rien à voir avec l'identité de ces dernières”.

La nouvelle loi marche sur les traces d'une décision de justice rendue à Moscou, où un juge a statué qu'un mème avec photo portait atteinte à la vie privée du chanteur russe Valeri Syutkine. La décision du tribunal vise un article sur Lurkmore, une sorte de Wikipédia très populaire spécialisé dans les sous-cultures du Web et les mèmes.

Un mème hors la loi

Le mème en question est une image macro réalisée à partir des paroles d'une chanson russe obscène de 2005. La phrase “Bei Babu po Ebalu” (souvent abrégée “BBPE”), que l'on peut traduire à peu près par “Gifle cette salope.” La chanson est l'oeuvre d'un obscur musicien dénommé Nambavan (“Number One”) et apparaît sur un album intitulé “Sex, Drugs, and Russian Girls” (“Sexe, drogues et filles russes”).

Selon Lurkmore, le mème basé sur les paroles insultantes de Nambavan a émergé en 2008 sur l'imageboard (ou forum à images) russe 2ch.ru, où les usagers postent des liens vers des vidéos musicales pour se “clasher” les uns les autres. Les habitués de 2ch ont ensuite joué avec différentes images macro, incrustant la phrase “BBPE” sur les photos de la pop star Filipp Kirkorov ou de l'acteur Alexeï Panine, mais c'est le chanteur Valeri Syutkine qui est finalement devenu le visage de ce mème.

“Bei Babu po Ebalu,” featuring Valeri Syutkin.

“Bei Babu po Ebalu,” interprété par Valeri Syutkin.

Si le mème fonctionne si bien avec Syutkine, c'est qu'il a une réputation de chanteur de romances guimauve destinées à la gent féminine. En d'autres termes, le côté comique de l'affaire, c'est qu'il semble bien être la dernière personne qui pourrait agresser une femme.

Adieu les images macro ?

Une image macro est “une image avec du texte en surimpression, produisant un effet humoristique”. Même si vous ne connaissiez pas ce terme, il y a de fortes chances que vous ayez déjà rencontré pas mal d'images macro.

L'une des techniques les plus répandues pour déclencher les rires avec ce type de mème est la juxtaposition. Les paroles sexistes et obscènes de la chanson de Nambavan sont à l'exact opposé de ce que véhiculent celles de Valeri Syutkine.

Dans ce sens, il peut être justifié de comparer le mème “BBPE” à quelque chose comme l'“Advice Dog,” (le “chien conseil”), où les internautes détournent la photo d'un adorable chiot en lui attachant un conseil idiot ou d'une éthique déplorable.

"Advice dog."

Le “chien conseil” : “Louez des clowns pour un enterrement”, “Buvez de l'huile de moteur pour garder le vôtre en état de marche”, “Achetez des capotes, faites un clin d'oeil à l'employé”, “Les fils électriques, c'est délicieux”, “Saute dans la lave et tu seras un homme”, “Sucez de l'hélium, défiez la gravité”

Reste que la nouvelle recommandation du Roskomnadzor est assez vague pour représenter plus qu'une menace de sanction en cas de juxtaposition diffamatoire. En décrétant qu'ajouter l'image d'une célébrité à un mème “qui n'a rien à voir avec son identité” est illégal, le Kremlin pourrait ouvrir la porte à l'interdiction de tout un genre d'humour absurde qui fleurit en ligne.

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Jeff Goldblum vous, bon, vous connaissez la suite.

D'autres images macro célèbres, comme “Jeff Goldblum vous regarde faire caca” (une blague “de cabinets” basée sur une capture d'écran du film d'horreur de 1986 La Mouche) ou sur le “Trololo” d'Eduard Khil (autre mème “musical”), utilisent des célébrités pour faire des blagues si obscures et dénuées de sens que l'on peut facilement en conclure qu'elles “n'ont rien à voir avec l'identité de la célébrité” en question. Si le Roskomnadzor le veut, il peut utiliser cette nouvelle loi pour interdire une large variété de mèmes internet.

Trois options nulles

“RuNet Echo” s'est entretenu avec le fondateur et administrateur principal de Lurkmore, Dmitry (David) Homak. Celui-ci dit que le problème pour contester la décision du tribunal contre l'article sur “BBPE” et Valeri Syutkine, c'est qu'il n'a pas reçu de documents officiels du gouvernement russe :

They evade the defendant [Lurkmore] by any means necessary. ‘You can’t challenge it,’ they tell you. ‘We don’t know if you’re the guys who own the site, and we don’t want to hear from you.’”

Ils évitent la partie défenderesse [Lurkmore] par tous les moyens. Ils vous disent “vous ne pouvez pas contester [la décision]”. “Nous ne savons pas si vous êtes le propriétaire du site, et nous ne voulons pas avoir affaire à vous.”

Homak sait qu'il doit désormais choisir entre trois solutions aussi peu satisfaisantes les unes que les autres : (1) trouver une façon d'établir son statut et contester la décision devant le tribunal, (2) bloquer l'article pour les internautes basés en Russie, et sinon (3) “il y a toujours la solution de les envoyer se faire foutre, ce qui nous fera bloquer en Russie, mais ce n'est probablement pas la plus judicieuse”.

Comme son historique pourrait l'indiquer, Lurkmore va probablement choisir de bloquer la page “BBPE” pour les internautes russes, une stratégie qu'il a déjà adoptée à plusieurs reprises, quand le Roskomnadzor a blacklisté le site ou menacé de le faire pour un contenu sur le suicide et les drogues illicites. Homak a jusqu'à début mai pour décider.

Quel est l'intérêt d'interdire ce genre de choses ?

En dehors des crooners sentimentaux, il n'est pas impensable que Roskomnadzor puisse un jour appliquer la nouvelle loi à des mèmes qui font intervenir un autre genre de personnalités publiques, comme les hommes politiques. Si cela arrive, il pourrait en théorie devenir illégal de photoshoper Vladimir Poutine torse nu à califourchon sur un oiseau, ou un ours, ou une douzaine d'autres animaux sur lesquels vous trouverez le président russe à cheval après une simple requête sur Google Images.

Vladimir Putin, as the Internet knows him.

Vladimir Poutine tel que le Net le connaît.

Interdire les mèmes de Poutine torse nu, sans parler de faire disparaître la photo “BBPE” de Syutkine, c'est bien sûr mission impossible. La pression du Roskomnadzor sur Lurkmore,comme beaucoup de ses interventions sur la Toile russe, s'entend comme une façon d’intimider les autres sites Web pour qu'ils s'autocensurent.

Ainsi, Syutkine a prétendu que c'était sa mère qui lui avait conseillé de poursuivre Lurkmore en justice pour son mème. “Je sais que je ne suis pas seul ici”, a-t-il dit au journal Izvestia. “Je veux contribuer à mettre un peu d'ordre sur la Toile russe, pour le respect des données personnelles.”

Sachant que le mème “BBPE” a plus de six ans, de nombreux internautes russes – dont beaucoup de membres de la communauté Lurkmore — suspectent pourtant que les motivations de Syutkine ont moins à voir avec la culture internet qu'avec la promotion de son dernier album, qui a débuté le mois dernier.

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