Portugal : La réputation discutée de l'ancien chef de la police politique

Le Major Silva Pais, dernier directeur de la PIDE du  Portugal, la force de police répressive qui opérait pendant l'ère de l'Estado Novo (“Etat Nouveau” est le personnage d'une pièce de théâtre retraçant l'assassinat en 1965 de l'opposant démocrate le général Humberto Delgado.

Comme l'a rapporté Global Voices en mai 2011, un procès pénal a été intenté par les neveux de Pais contre l'auteur de la pièce A Filha Rebelde (La Fille Rebelle) et la direction du Théâtre National D. Maria II, qui l'a montée en 2007.

Le Général Humberto Delgado

Identity card of the director of PIDE. Image from the public domain

Identity card of the director of PIDE. Image from the public domain

Delgado rompit avec le régime national-catholique portugais quand il s'inscrivit à l'élection présidentielle de 1958 convoquée par le dictateur d'alors, le Président du Conseil des ministres Salazar. Annoncées étonnamment comme des “élections au suffrage universel”, en réalité seuls pouvaient voter ceux qui savaient lire et écrire à une époque où l'analphabétisme prédominait dans le pays.

La fraude électorale était commune aussi en ces temps-là : même les morts “votaient”. Cependant, le “suffrage universel” était pour Salazar un simple consentement et ne donnait pas de choix véritable aux électeurs.

Delgado se présenta comme candidat et la campagne fut sans merci. Il lui fut interdit de tenir des meetings, rassemblements et défilés, et on l'empêcha d”entrer en contact avec le public.

Prétendument battu dans les urnes, le général quitta le pays, dénonçant le résultat comme frauduleux. La PIDE reçut l'ordre de l'enlever à l'étranger, et finalement le battit à mort en Espagne, avec une mise en scène de fusillade accidentelle. En l'absence de version officielle, le déroulement des événements finit par être clarifié en justice en 1981. Un procès ultérieur pour établir l'implication de Silva Pais dans la mort de Delgado fut interrompu par le décès de Pais avant le prononcé du verdict.

Sur le blog Cantigueiro, Samuel se souvient [en portugais] :

o assassino Silva Pais estava a ser julgado exactamente pela participação nesses crimes [assassinatos de Humberto Delgado e secretária], quando morreu de causas naturais seis meses antes de ser lida a sentença.

L'assassin Silva Pais allait être jugé précisément pour [sa] participation à ces crimes [les assassinats de Humberto et de sa secrétaire], quand il mourut de causes naturelles six mois avant la lecture du verdict.

Les neveux du Major Pais insistent que la pièce (dont le personnage principal est la fille de leur oncle) est profondément injurieuse pour la mémoire de leur oncle, affirmant que “trois répliques de la pièce laissent entendre que [le Major Silva Pais est] lié aux meurtres”.

Leur demande de 30.000 euros de dommages-intérêts aux directeurs du théâtre et à l'auteur de la pièce est examinée par la justice depuis mai 2011, et le jugement est attendu fin juillet.

Atteinte aux droits de l'homme ?

On pourrait dire que toute la controverse cadre bien avec un pays où la traduction officielle même de la Convention européenne est entachée : le terme “réputation” est entendu dans la version portugaise au sens d'”honneur”. La simple existence du procès devant la cour pourrait enfreindre la Convention européenne des Droits de l'Homme.

Wall in Aljube jail with the names of the men and women murdered by the PIDE, some by direct order from Silva Pais. Photo by Daniel Jota, shared in a Facebook group in solidarity with the defendants in criminal proceedings against 'The Maverick Daughter'.

Mur à la prison d'Aljube avec les noms des hommes et femmes assassinés par la PIDE, certains sous l'ordre direct de Silva Pais. Photo de Daniel Jota, partagée sur un groupe Facebook de solidarité avec les défendeurs de la procédure pénale contre 'La Fille Rebelle'.

La chercheuse Rosa Delgado pointe la possibilité d'ouvrir ici “un précédent extrêmemant sérieux” [en portugais] dans la démocratie portugaise. Il y a aussi ceux (dont l'auteur de ce billet) qui affirment que la procédure judiciaire ouverte par la cour publique portugaise l'est en violation des articles 17 et 46 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

On manque d'informations sur l'affaire, tant dans la presse que la blogosphère. Par exemple, y a-t-il eu une accusation confirmée ou un juge s'est-il saisi pour transformer le débat en procès ?

Protestations et polémique

Les protestations se sont multipliées à ce sujet. Le mouvement civique ‘Não apaguem a memória‘ (N'effacez pas la mémoire) [en portugais] rappelle :

As atrocidades infligidas aos opositores, por inspectores e agentes sob a alçada de Silva Pais, enchem milhões de páginas no Arquivo da Torre do Tombo [arquivo histórico central],

Les atrocités infligées aux opposants, par les inspecteurs et agents sous le ressort de Silva Pais, remplissent des millions de pages dans les archives de Torre do Tombo [les archives nationales portugaises de la Tour du Tombeau]
Picture from the play 'The Maverick Daughter' exhibited in the National Theatre D.Maria II (TNDM II) in 2007. Copyright Margarida Dias, TNDM II.

Une photo de la pièce 'La Fille Rebelle' affichée dans le Théâtre National D.Maria II (TNDM II) en 2007. Copyright Margarida Dias, TNDM II.

Sur Caligrafias ìberes, Rosario Duarte da Costa souligne [en français] la gravité de censurer l'ancien directeur du Théâtre National, un homme de culture et professeur à l'université, qui a perdu son mandat pendant cette procédure et à cause d'elle (un fait qui n'a pas été rapporté dans la presse).

Déterminée, Margarida Belchior écrit [en portugais] sur À Beira Rio:

Confio que seja feita justiça, para já no tribunal, (…) e em muitas outras dimensões da nossa vida e actividades colectivas: reedição do livro, levar a peça novamente à cena (…)

J'ai confiance que justice sera faite enfin au tribunal, (…) et dans beaucoup d'autres dimensions de notre vie et des activités collectives : réédition du livre, production à nouveau de la pièce sur la scène (…)

Sur le blog Portugal dos Pequeninos (Portugal des Petits), João Gonçalves reproduit [en portugais] un article du critique des média Cintra Torres (du journal Público):

Correcto será defender, em primeiro lugar, os direitos de quem exprime opiniões para nós detestáveis ou factos para nós desagradáveis.

Ce qui serait correct c'est, en premier lieu, de défendre les droits de ceux qui expriment des opinions détestables envers nous ou des faits qui nous sont désagréables.

Sur le blog Porta da Loja (Porte de la boutique) Jose décrète [en portugais] :

O que a peça de teatro pretende é imputar factos concretos que podem ser falsos e que nada autoriza se publiquem ou imputem porque as pessoas visadas estão vivas e são da família do difamado.

La pièce prétend imputer des faits concrets peut-être faux et que rien n'autorise à publier ou imputer parce que les personnes visées sont en vie et sont de la famille des diffamés.

C'est ce que pense aussi le juriste portugais ordinaire. Mais cela a-t-il un sens de mettre en cause l'implication de l’ancien directeur dans une opération entreprise par la “police” que lui-même régentait seul ?

Sur Contra Ordem (Contre l'Ordre) [en portugais], Kritis estime :

Está (…) prejudicada a defesa do bom nome do director geral de uma organização declarada criminosa por texto legal. Estão todos errados, portanto.

C'est un préjudice à la protection de la réputation du directeur général d'une organisation déclarée criminelle par un texte légal. C'est pourquoi ils ont tous tort.

Et d'insister :

(…) a humilhação da submissão de um autor teatral à escumalha da reinserção social, (…) os absurdos de se ser interrogado (…) sem defensor e por assistentes sociais asininas, (…) o absurdo (…) que se traduz na transferência para debate e decisão penal de uma tarefa que é da crítica literária.

(…) L'humiliation qu'est la soumission d'un dramaturge à la lie de la réinsertion sociale, (…) l'absurdité d'être interrogé (…) sans défenseur et par des assistants sociaux débiles, (…) l'absurdité (…) qui transforme une tâche de critique littéraire en débat et décision d'ordre pénal.

La résistance exprimée à travers cette affaire aux critères (impératifs) de la Cour Européenne sur la liberté d'expression, de création, de recherche et de conscience soulève des questions importantes au Portugal ; les réponses apportées vont être scrutées de près.

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